Danny Elfman: Hommes en Noir & Dragon Rouge

Author: Pascal Knoerr
Traxzone, 2002.09.18 12:45
Source: http://www.traxzone.com/textes/index.asp?id=2040
Thanks to Anthony Bouchereau for directing Bluntinstrument to this article.
2002 aura été une année plutôt exceptionnelle pour Danny Elfman, auteur en seulement quelques mois des partitions pour trois films hollywoodiens parmi les plus attendus: SPIDER-MAN, MEN IN BLACK II et RED DRAGON. Le premier s'est rapidement hissé à la hauteur des plus grands succès publics de tous les temps; le second a réalisé une des meilleures performances au box-office de cet été; et le troisième, dont la sortie est prévue pour le mois d'octobre, promet certainement de susciter quelques mouvements de foules. Plus que jamais, le compositeur de BATMAN et de THE NIGHTMARE BEFORE CHRISTMAS est sous les feux de la rampe, lui qui pourtant avait autrefois juré de ne plus travailler que sur deux films par an. Dans cet entretien qu'il nous a accordé en dépit d'un emploi du temps infernal, Danny Elfman revient sur ses deux dernières compositions, et nous dévoile certaines de ses orientations musicales pour RED DRAGON.
On peut dire que vous êtes récemment passé par une période d'activité intense. Vous avez composé, quasiment coup-sur-coup, les partitions de SPIDER-MAN, MEN IN BLACK II et RED DRAGON... Comment cela a-t-il pu arriver, de la part d'un compositeur qui avait pourtant annoncé il y a quelques années qu'il allait ralentir son activité pour le cinéma ?
Effectivement, cette année a été exceptionnellement chargée pour moi, c'est devenu de la folie... J'ai eu beaucoup de peine à souffler durant cette période; d'ailleurs, je ne sais pas comment je suis parvenu à abattre autant de travail sans prendre le temps de me reposer. Le comble, c'est qu'au départ ce n'était pas mon intention de travailler autant ! Tout a été affaire de coïncidences, ce sont des choses qui arrivent sans crier gare, de temps à autre...
En fait, je n'avais pas vraiment prévu de composer la musique de MEN IN BLACK II. Cela faisait longtemps que je m'étais engagé à faire le score de SPIDER-MAN, et dans le cas de RED DRAGON, j'avais accepté d'en écrire la partition parce que je connaissais bien le réalisateur, Brett Ratner, avec lequel j'avais auparavant travaillé sur FAMILY MAN. À ce stade, je pensais que c'était bon, que je n'aurai pas d'autres compositions à rendre pour cette année. Et puis un jour, j'ai impulsivement accepté de collaborer à MEN IN BLACK II, avant de me rendre compte que j'allais devoir enchaîner directement après ce film sur RED DRAGON. À cet instant, je me suis mis à paniquer, parce que je venais de comprendre que je ne pourrai pas prendre de pause pendant des mois !
Aujourd'hui, je suis heureux de pouvoir dire que tout ça est presque terminé. Après en avoir fini avec RED DRAGON, je ne composerai plus de musique de film jusqu'à la fin de cette année.
Tous les films dont vous venez de parler ont un point commun: ce sont de grosses productions hollywoodiennes, avec des enjeux certains à la clef. Dans le cas de SPIDER-MAN, personne ne s'attendait à ce que ce film remporte un tel succès critique et public. Avec lui, on peut dire que vous avez effectué un retour par la grande porte dans le genre des films de super-héros et ce, pour la première fois depuis l'époque de BATMAN RETURNS et de la série THE FLASH, au terme de laquelle vous aviez juré que l'on ne vous y reprendrait plus... Le réalisateur de SPIDER-MAN, Sam Raimi, avec qui vous aviez déjà collaboré, est-il le seul responsable de ce revirement de votre part ?
Oui, je dois avouer que sans la présence de Sam Raimi à la réalisation, rien n'aurait pu me convaincre de participer à SPIDER-MAN. C'est bien simple: lorsqu'il s'agit de films importants comme celui-ci, je sais par avance qu'à cause de la pression psychologique, je vais ressortir complètement épuisé du processus de composition, donc j'ai tendance à les refuser. Si l'on veut quand même obtenir ma collaboration à un blockbuster, il faut vraiment que je me sente concerné, que je me sente attiré par quelqu'un ou quelque chose en lui. Cela peut-être le réalisateur, ou certains aspects du scénario... Sans cela, il est clair que je ne vais pas accepter le job.
Je ne me serais pas engagé à faire la musique de SPIDER-MAN si Sam Raimi n'avait pas été là. J'aime beaucoup ce réalisateur, et j'apprécie le fait de pouvoir travailler avec lui; donc pour lui, j'ai fait une exception. Et finalement, à l'arrivée, j'ai quand même fini par être complètement lessivé ! Je me suis toujours juré que je ne travaillerai plus jamais sur des films d'action; et pourtant, il y en avait tellement dans SPIDER-MAN, que j'avais la nette impression de m'être fait avoir (rires) !
Composeriez-vous la musique de SPIDER-MAN II ? Malgré tout, vous avez créé l'univers musical de ce super-héros, et tout le monde espère que ceux qui ont été partie prenante du premier film, et par là responsables de son succès, reviennent pour la suite...
Oh, mon Dieu, je l'ignore ! En ce moment, je suis à un tel point fatigué, que je ne veux même pas en entendre parler ! Évidemment, après de telles expériences, je dis toujours à qui veut l'entendre: "Plus jamais ça !"... et puis tout à coup, comme dans le cas de MEN IN BLACK II, je fonce sur la suite. Si mon opinion change de cette façon, c'est tout simplement parce que, après quelques années, quand je me mets à penser aux projets qui m'ont épuisé, je les envisage différemment, allant même jusqu'à me dire qu'en fin de compte, ils étaient plutôt sympas à faire... Et je saute à nouveau sur l'occasion qui se présente de prolonger ce sentiment.
Justement, parlons de MEN IN BLACK II. Cette fois, vous ne partez pas de zéro. Vous vous retrouvez face à une sequel, face à un "univers" pour lequel vous avez déjà posé toutes les bases musicales: le thème principal, l'ambiance générale... Quel était alors le challenge sur un film comme celui-ci ?
La première fois, et à vrai dire la seule, où je me suis retrouvé dans une situation similaire, où j'ai composé de la musique pour une sequel, c'était sur BATMAN RETURNS. À la différence près que, à ce moment-là, je m'étais retrouvé en présence d'une galerie de nouveaux personnages, et que j'avais dû littéralement ré-inventer ce que j'avais écrit pour le premier BATMAN. Alors que j'avais la possibilité de convoquer le thème de Batman, je devais en même temps articuler ma partition autour de nouveaux éléments comme Catwoman, le Pingouin...
Le travail sur MEN IN BLACK II, étonnamment, était un peu comme une première pour moi. Contrairement à BATMAN RETURNS, je me suis retrouvé devant un film qui était très proche du précédent volet. Je faisais face à des personnages qui n'avaient pas changé d'un iota. Et au fond, j'ai trouvé cette situation plutôt relaxante, voire amusante, ce qui est très étonnant à dire parce qu'en principe, il ne m'est jamais arrivé de penser que composer de la musique de film était une activité relaxante ! (rires) Vraiment, MEN IN BLACK II était très plaisant à faire. Cela a surtout consisté pour moi à écrire des variations sur un antécédent musical que je connaissais évidemment sur le bout des doigts, et à m'amuser avec. Dans ces conditions, il était évident que je ne pouvais qu'en retirer du plaisir.
Mais comment un compositeur comme vous peut ne pas avoir du plaisir à écrire pour des films qui sont supposés divertir et être exaltants, à l'instar de MEN IN BLACK II et de SPIDER-MAN ?
Je dois préciser que lorsque je suis en plein milieu du processus de composition, je ne l'envisage jamais comme quelque chose d'agréable. Ce n'est qu'une fois que j'en ai fini avec lui, que je me retourne sur le travail accompli et que je commence à en retirer quelque plaisir. Sinon, quand je suis en plein dedans, même sur des projets aussi enthousiasmants que ceux-ci, je trouve que je souffre plus que je ne m'amuse. Sans compter que je ressens de plus en plus de pression sur les films importants. Les plannings sont incroyablement serrés, à un tel point que cela en devient scandaleux. La plupart du temps, on se sent comme un train lancé à pleine vitesse. Souvent, je me demande si je vais survivre ou non à ce rythme d'enfer, et à aucun moment je ne peux être sûr de la réponse. Ce n'est qu'à l'approche de la fin, à l'instant où je m'apprête à boucler la partition, que je repense à tout ce que je viens d'accomplir et que je me surprends à lui découvrir des aspects sympathiques, ici et là. Le regard que je pose sur ma musique est alors complètement différent. Sinon, durant les périodes d'écriture, le doute m'assaille sans relâche, et je ne cesse de me demander si je vais être capable de m'en sortir. Et le pire, c'est que par dessus tout je suis constamment préoccupé par les inévitables changements que je vais devoir apporter à la partition, et qui sont totalement impossibles à prévoir jusqu'au mixage final !
Alors, vous comprendrez mieux pourquoi je n'hésite pas une seconde quand j'ai la possibilité de créer des choses pour mon seul plaisir. Par exemple, j'ai écrit de la musique "lounge" sur MEN IN BLACK II, alors que j'attendais depuis longtemps cette occasion. Franchement, pour moi c'était un régal. D'ailleurs, ce sont ces morceaux-là que j'ai eu le plus de plaisir à composer pour MEN IN BLACK II. J'ai aussi composé un morceau intitulé "Titles Revisited" pour le générique de fin, qui consistait en un remix libre de ce que j'avais écrit pour le début du film. C'est le genre de compositions que je pense produire de plus en plus, tout simplement pour mon plaisir personnel. J'arrive à un stade où tout à coup, je décide d'oublier toutes les peines relatives à mon job, et de me décontracter avec l'aide de ma musique. En créant ces morceaux, je n'ai plus l'impression de me tuer au travail, mais plutôt celle de m'offrir du bon temps. Vous savez, je n'avais jamais fait ça avant PLANET OF THE APES.
Quelle est votre impression face au traitement exceptionnel de votre partition effectué par Sony sur l'album de MEN IN BLACK II ? Cinq ans auparavant, seuls deux morceaux de score se retrouvaient sur le premier album sorti, les chansons occultant le reste. Aujourd'hui, voilà que votre partition tient la vedette, et qu'il n'y a plus que deux chansons qui figurent sur le disque...
Il est vrai que j'ai été surpris, parce que je m'attendais à ce que l'on réserve un traitement de faveur aux chansons, et que l'on cantonne ma partition aux quelques extraits habituels. Bref, le genre de situations auxquelles je suis maintenant habitué... Et puis voilà que Sony se met à me considérer avec sensiblement plus de respect, ce qui me change de la façon dont les autres labels me considéraient en général. Là, je dois avouer que je n'ai jamais été aussi bien traité. À l'époque de PLANET OF THE APES, alors que je venais de signer pour Sony, ses représentants m'accueillaient avec des phrases du genre: "Vous aurez tout ce que vous voudrez !". C'était incroyable, je n'avais jamais entendu ça de toute ma carrière ! De fait, je constate qu'ils me traitent avec un niveau d'estime que je n'avais auparavant jamais ressenti dans ce domaine. Bien sûr, j'ai quand même connu des exceptions; je pense surtout à Varèse Sarabande, qui traite les compositeurs dans mon genre avec le plus grand respect. Hélas, ils sont limités dans leur action à cause de leurs restrictions financières... Que Dieu bénisse leurs efforts, car sans eux je ne sais pas dans quel état serait aujourd'hui l'édition de musiques de films.
Parlons maintenant de la partition de RED DRAGON... La question que l'on peut se poser, alors que vous êtes encore en train de l'écrire, est simple: allez-vous, ou avez-vous utilisé des éléments musicaux extraits de THE SILENCE OF THE LAMBS et de HANNIBAL ?
Soyons clairs: je ne pouvais pas une seule seconde prendre HANNIBAL en considération. HANNIBAL n'a pas du tout été conçu pour être pris au sérieux ! (rires) Pour moi, ce film n'était qu'une bonne plaisanterie. À l'inverse, je savais que RED DRAGON allait s'inspirer de THE SILENCE OF THE LAMBS, et en conserver le ton. Je me suis dit qu'il fallait que je sois conscient de cela, tant l'atmosphère de RED DRAGON était vraiment très proche de celle de THE SILENCE OF THE LAMBS; c'est pourquoi j'ai revu ce dernier et que je me suis penché sur sa musique. Comme en plus, il se trouve que j'ai énormément de respect pour son compositeur [Howard Shore - NDLR], je me devais de bien respecter ce qu'il avait auparavant établi, musicalement parlant. Ainsi, par exemple, RED DRAGON aura une partition dans laquelle l'orchestre sera prédominant.
Dès lors, je ne vais pas reproduire telle quelle la musique de Howard Shore, mais je vais parfois m'efforcer d'introduire des idées auxquelles il aurait tout à fait pu penser. Ce ne sera d'ailleurs pas la première fois que nous aurons des phrasés qui se recoupent. Vous savez, quand THE SILENCE OF THE LAMBS est sorti, j'étais le premier étonné par sa musique. Une année après BATMAN, j'y découvrais un thème principal très proche de celui que j'avais composé pour le film de Tim Burton. Si sa construction et son approche étaient évidemment bien différentes, objectivement, la tonalité de ce thème était très similaire à celle du leitmotiv de Batman [Elfman chantonne le thème de BATMAN, puis celui de THE SILENCE OF THE LAMBS]. Voilà où je veux en venir quand je dis que ce n'est pas la première fois qu'entre nous, nous avons des éléments stylistiques qui se recoupent. Si je devais être prudent et ne pas composer une musique trop proche de THE SILENCE OF THE LAMBS, il était pour moi hors de question d'essayer d'éviter consciencieusement de marcher sur les plate-bandes de Howard Shore. Mon objectif, sur le score de RED DRAGON, n'a pas été d'ignorer totalement l'influence de THE SILENCE OF THE LAMBS. Autrement, en ce moment je serais en train de dépenser toute mon énergie sur un concept 100% original, ce qui d'ailleurs n'a jamais été mon intention.
Ainsi, il y aura dans la partition de RED DRAGON des réminiscences affichées de la musique de Howard Shore. En contrepartie, d'autres segments en prendront le contre-pied, et seront clairement plus romantiques. Aussi, ma musique, en étant ouvertement plus mélodique, illustrera le fait que RED DRAGON n'est pas non plus un film aussi sombre que THE SILENCE OF THE LAMBS.
Vous avez récemment été honoré par le "BMI Award Career Achievement"… Quel est votre sentiment lorsque vous recevez pareil prix ?
J'ai été extrêmement embarrassé. "Career Achievement..." [littéralement: "aboutissement de carrière" – NDLR]. On aurait pu croire que j'étais sur le point de mourir ! D'ailleurs, je crois bien que pendant la soirée, je n'ai fait que parler des différentes options que j'avais pour mon décès. Si je me souviens bien, pendant mon discours de remerciement, j'ai dis quelque chose comme: "Quand vous recevez un prix pour l'aboutissement de votre carrière, cela ne peut signifier que deux choses: la retraite, ou la mort". Sur ce, je rajoute: "Permettez-moi de choisir la mort". Et ensuite, j'ai enchaîné sur les différentes possibilités qui s'offraient à moi pour mon suicide. (rires) C'est tout ce dont je me souviens de la soirée.
Plus sérieusement, il est évident que j'ai été flatté de recevoir ce prix… Mais tous ces honneurs me mettent dans l'embarras. D'une manière générale, je déteste les récompenses. Pendant la soirée, une vidéo qu'avait faite Tim Burton a été diffusée, et je le voyais sur l'écran qui me disait: "Danny, je sais à quel point tu aimes recevoir des prix". Il savait évidemment qu'à ce moment, je souffrais le martyre... Par exemple, le jour où j'ai été nominé pour la première fois aux Oscars [en 1998, pour les musiques de GOOD WILL HUNTING et MEN IN BLACK – NDLR], je peux vous garantir que j'étais le seul à prier de toutes mes forces pendant la cérémonie pour que je n'obtienne pas la statuette. La seule idée de recevoir une récompense est la pire chose que je puisse imaginer. J'en suis embarrassé et effrayé au delà de la compréhension et des mots !
Et puis, il y a le fait de recevoir maintenant un prix pour ma carrière… Cela me paraît étrange, car je n'ai pas du tout le sentiment d'avoir eu l'activité de compositeur qu'on me prête. Pendant les dix premières années de ma carrière au cinéma, je jouais encore avec mon groupe [Oingo Boingo - NDLR], tout me consacrant en parallèle à la musique de film, qui n'était qu'une occupation à temps partiel. Ce n'est que depuis sept ans que j'ai le sentiment de m'être exclusivement consacré au métier de compositeur pour l'écran.
Justement, pour l'avenir, envisagez-vous de vous consacrer à certains domaines autres que la musique de film ?
Il y a tellement de choses que je souhaiterais faire en dehors de la musique de film... D'une année à l'autre, je ressens de plus en plus de frustration lorsque vient le moment d'écrire des partitions pour le cinéma. J'ai définitivement décidé d'en faire moins durant les années à venir. Je pense par exemple me consacrer désormais à un seul film hollywoodien par an, et laisser la porte ouverte à un autre film, celui-là d'envergure plus modeste. Je devrais pouvoir me remettre à travailler sur mes propres projets si je parviens à dire une bonne fois pour toutes: "Non merci, j'en ai assez". Tel est l'objectif que je me suis fixé pour l'année prochaine. Je ne veux plus revivre une année comme celle qui s'achève en ce moment, durant laquelle j'ai trimé sans relâche, du mois de décembre jusqu'à la fin du mois d'août.
Pascal Knoerr
• documents et remarques annexes
Remerciements: Danny Elfman, Laura Engel, Blue Focus, Pierre André
Ce texte a été mis en ligne le 18 septembre 2002 à 12:45:00 et a été consulté la dernière fois le 24 avril 2005 à 19:48:49 (54)
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