Danny Elfman: Mr E. Sur sa Planete des singes
By Jean-Christophe Arlon and Didier Leprêtre
Source: http:www.dreamstodreams.com/default_zone/fr/html/page-74.html
(page, and, so it seems, the site!, does not exist any longer)
Dreams to Dreams / Dreams Magazine, 2002 (this is only the copyright notice
at the bottom of the page, so may not be the article date)
Le compositeur Danny Elfman a toujours eu une réputation sulfureuse,
au point de se faire davantage d'ennemis que d'amis dans le métier. Anticonformiste,
aimant la provocation, n'hésitant pas à l'alimenter lorsque cela était nécessaire,
Danny Elfman prit à partie bon nombre de ses collègues ainsi que plusieurs labels
fondateurs d'un establishment qu'il n'a jamais cessé de contester. Lorsqu'en
1998, il fustigea, au cours de plusieurs entretiens, le label Sony Music et
sa filiale Sony Classical, - ainsi que son président Peter Gelb et sa politique
de contrat de semi-exclusivité -, Dreams Magazine fut mis devant un dilemme
sans réelles solutions. Alors que Steve Olson mettait en place une politique
commerciale avec Sony Music U.S.A, comment pouvions-nous "librement" évoquer
les oeuvres d'un compositeur aussi apprécié que décrié ?
Notre volonté
n'étant pas d'engager une bataille contre ses idées, il
a été décidé d'attendre que Mr Danny Elfman s'explique
directement avec nous, sans passer par le moindre
intermédiaire, afin de clarifier les "reproches et
velléités" à l'encontre d'un art que Dreams Magazine
défend depuis tant d'années. Notre ligne éditoriale ne
pouvant que s'opposer à Mr Elfman, nous avons voulu
qu'il choisisse le moment opportun, non pas pour se
justifier - ses idées étant tout à fait recevables -
mais pour expliquer sa démarche et ses choix.
N'acceptant pas le hasard, n'aimant guère les
coïncidences, Danny Elfman et Dreams Magazine ont laissé
passer beaucoup - trop - de temps à espérer l'occasion
d'une réconciliation inévitable, car rupture, il n'y eut
point.
Le changement d'attitude du compositeur et la
concrétisation de son contrat pour La planete des singes
avec Sony Classical a fait sauter toutes les barrières
et incompréhensions. Il nous est alors apparu évident de
revenir sur la carrière du compositeur, de lui poser des
questions sans aucune fioriture afin que l'on comprenne
tous ses messages, de revenir sur ses déclarations
passées, le tout sous le couvert d'une oeuvre
impressionnante: La planete des singes.
Il n'était
pas question d'effacer le passé sans y venir une
première et dernière fois. A l'image de ce que nous
avions fait avec Jerry Goldsmith, Dreams Magazine avait
préparé bon nombre de questions "rentre-dedans" et fort
provocatrices. Mr Elfman les a toutes saisies au vol, et
ses réponses - même si elles nous perturbent parfois -
nous ravissent à chaque instant. Nous avons découvert un
auteur aussi franc qu'excentrique, aussi adroit que
malhabile, aussi créateur qu'usurpateur. Six mots qu'il
revendique avec justesse et explications. Sans jamais se
cacher, Danny Elfman s'est dévoilé, n'a fait aucun
compromis dans ses propos et est resté digne de ceux-ci
sans la moindre équivoque.
Jamais depuis la création
du magazine en 1994, nous n'avions reçu autant de
courrier ou d'e-mails en regard d'un entretien. Votre
attente était énorme, la nôtre - pour toutes autres
raisons - également. Nous espérions donc une "grande"
interview. En se livrant de la sorte, en acceptant le
jeu du chat et de la souris, Danny Elfman a été au-delà
de nos espérances. Même si l'entretien comblera ses fans
les plus assidus ou fera grincer des dents
"horneriennes", il ne peut laisser indifférent. Mr
Elfman, peu importe ce que l'on pense de lui, est un
auteur à part, qui n'hésite pas à le dire et à
l'expliquer. A chacun de se faire sa propre opinion
sachant que des situations extrêmes risquent d'être
atteintes. Embarquement pour une autre planète, la
planète elfmanienne...
MOTS ET MAUX
DtD) Il y a
quelques années, vous avez fustigé le label Sony
Classical. Pourquoi vous y retrouve-t-on
aujourd’hui?
DE) Cela démarre fort! J’ai eu
des propos vifs envers certains labels parce que j’ai
toujours détesté les injustices. Je suis un autodidacte,
et à cause de cela, je me suis attiré les foudres d’une
certaine classe de musiciens ici, à Hollywood. C’est
aussi grâce à cela que j’en suis là, remarquez! Cela m’a
toujours gêné de voir à quel point il y avait des
décalages entre les moyens donnés à un composit eur ou à
un autre. Lorsque John Williams et James Horner ont
signé leur contrat avec Sony Classical, cela a fait un
énorme boum aux Etats-Unis. Non seulement, ils
représentaient le summum de la musique de films, mais en
plus, on leur amenait des moyens humains et financiers
gigantesques. Je ne juge pas leurs musiques, car ils
méritent leur aura et je la respecte en tant que telle,
mais cela m’avait profondément choqué que les
compositeurs les plus puissants obtiennent encore plus
de puissance. A côté de cela, vous avez tant de
musiciens qui voudraient avoir ne serait-ce qu’un
centième de leurs moyens et qui doivent ramper pour
l’obtenir. J’aurais aimé que cela soit plus social,
c’est tout.
DtD) Vous étiez alors un porte-parole
?
DE) Non, mes déclarations étaient seulement
instinctives. Il y a des partitions que j’aurais aimé
voir être éditées en Cd et qui par manque d’argent sont
restées dans les oubliettes. Avec de tels contrats, non
seulement les bandes originales avaient la certitude
d’être éditées, mais en plus Sony Classical mettait le
paquet sur la promotion. Cela creusait donc de plus en
plus le fossé.
DtD) Si John Williams et James
Horner vendent un million d’albums dans le monde d’une
de leur B.O.F, ce n’est pas seulement grâce à Sony
Classical. C’est un peu réducteur comme
réflexion?
DE) Je vous l’accorde. Mais quand on
voit les moyens déployés par Sony Classical pour TIGRE
ET DRAGON, c’est absolument gigantesque. Gigantesque
aussi sera la promotion de La planete des singes, bien
sûr. C’est pour cela que j’ai accepté d’incorporer la
"corporation" (rires). En d’autres termes, si l’on ne
vous ouvre pas la porte, ouvrez-la vous-même!
DtD)
Est-ce à dire que vous avez compris le système et que
vous l’utilisez à bon escient ?
DE)
Absolument (rires). Je ne vois pas pourquoi un certain
style de compositeurs aurait droit aux privilèges de
leur gloire et pas les autres. Le label semblait
particulièrement aimer John Williams et Elliot
Goldenthal, voici maintenant l’autodidacte qui arrive
(rires). Je me suis assagi aussi (rires), enfin
presque!
DtD) Avec le recul, pourquoi vous
êtes-vous mis à dos la "corporation" comme vous
dites?
DE) Le problème est qu'il existe de
nombreux critères pour apprécier une musique, quelle
qu'elle soit. John Williams, James Horner et consorts
veulent mettre en avant "l'émotion" et de ce fait, vous
appréciez leurs partitions en fonction du critère qu'ils
ont, eux, choisi. Soit ! Pour ma part, je n'ai jamais
considéré que l'émotion devait être le vecteur principal
de la musique, et en tout état de cause, surtout pas de
la mienne. Je ne juge donc pas la musique qu'ils font
dans la forme mais avant tout dans le fond. Je veux dire
par là que d'un point de vue contemporain, je n'y trouve
pas ce qui m'intéresse. En d'autres termes, si l'on
m'avait appelé pour composer TITANIC ou LA LISTE DE
SCHINDLER, vous auriez eu deux partitions fort
différentes de celles que l'on connaît.
DtD)
N'avez-vous pas l'impression d'enfermer des musiciens
dans des "styles" et que tout ce qui ne vous touche pas
devient critiquable à vos yeux ?
DE) Non, je
donne mon point de vue. Je n'ai jamais prétendu avoir
raison. Je le répète, je donne un point de vue
personnel. Si celui-ci est contraire à ce que tout le
monde pense, peu importe. Je revendique mes
opinions.
DtD) Est-ce pour cette seule raison
que vous aviez descendu la partition de TITANIC dans
Entertainment Weekly en 1998 ?
DE) Je n'ai pas de
souvenir particulier de cet entretien, mais
effectivement je ne suis jamais entré dans le phénomène
TITANIC, pas seulement à cause de la
musique.
DtD) Vous y déclariez que votre
déontologie vous aurait interdit d’imiter Book Of Days
d'Enya. Cela est surprenant de la part d'un compositeur
qui n'hésite pas à "imiter", voire reprendre, des thèmes
et mélodies de Bernard Herrmann ou Nino Rota dans ses
partitions ?
DE) Non, je revendique mon idole,
Bernard Herrmann, mes citations, mes emprunts... Pour
rester dans un débat émotionn el, si je le préfère à
Georges Delerue, c'est tout à fait mon droit. Ne vous
méprenez pas sur cette phrase, cependant. Encore une
fois, je conteste le fond, pas la forme. Que l'on
entende du Enya, peu importe où, je m'en fiche
totalement. Que l'on demande à un compositeur de copier
quelqu'un pose un grave problème de fond. J'ai préféré
me fâcher avec Tim Burton plutôt que de composer la
partition de ED WOOD "à la manière de". C'est ce que ma
réponse au journaliste voulait dire. Si on me demande ce
dont je ne suis pas capable, je préfère m'abstenir et
refuser de m'inspirer ou de copier. Vous mentionnez
Bernard Herrmann, cela a toujours été mon choix de
m'inspirer de lui, jamais celui du metteur en
scène.
DtD) N'êtes-vous pas tombé dans le
piège du journaliste qui cherchait à vous opposer à
James Horner, voire James Cameron ?
DE)
Probablement que oui, mais je le répète, ce style-là ne
m'interpelle pas. Je l'avais déclaré alors qu'il était
facile à ce moment-là de suivre le courant de TITANIC.
La planète entière voulait pleurer, elle a pleuré. Pas
moi. Je me suis exprimé à la fois pour cette raison
d'interpellation, et aussi parce que je n'aime pas
suivre les courants.
DtD) En déclarant que
Sissel, l’interprète féminine, était un clone d'Enya,
n'avez-vous jamais pensé être diffamatoire ?
DE)
Vous savez, il m'arrive de dire des tas de conneries. Si
j'ai dit cela, je considère que c'est une connerie de
plus. Je ne suis pas spécialiste de James Horner et
effectivement la première chose qui m'est venue à
l'esprit fut Enya. On en revient au fond et à la forme.
Maintenant, si l'on écoute APOLLO 13 avec Annie Lennox
notamment, on devinera que James Cameron ait voulu
retrouver cela et non la simple copie d'une autre
artiste.
DtD) N'est-ce pas un peu tard de le
dire aujourd'hui ?
DE) Non, parce que lancer un
pavé dans la mare était finalement très intéressant
(rires).
DtD) Revenons à l'émotion. Est-ce
parce que vous la maîtrisez peu que les "emotionalists"
vous ennuient ?
DE) Je préfère écouter PSYCHOSE
ou SUEURS FROIDES que TITANIC, LES CENDRES D'ANGELA, I
LOVE YOU JE T'AIME ou DANSE AVEC LES LOUPS. Vous devez
respecter cela. Ensuite, les compositeurs dont vous avez
mentionné le nom ne se sont jamais cachés pour critiquer
mes partitions et mettre le doigt sur l'absence
d'émotion. Ce qui en réalité est faux. Il n'y a pas une
couleur d'émotion, mais plusieurs. Il y a de l'émotion
dans les partitions de Bernard Herrmann, mais celles-ci
ont des codes différents de ceux employés par Georges
Delerue ou John Williams. Il n'y a donc pas absence,
mais absence selon certains
critères.
.
DtD) Vos dites que des
compositeurs ont eu des déclarations "sévères" à votre
égard. N'étaient-ce pas plutôt des réactions "sévères"
?
DE) Sûrement que oui. Je n'ai cependant pas la
volonté, ni l'envie d'attaquer. J'aime dire ce que je
pense à des moments qui souvent ne sont pas des plus
appropriés, certes. Aujourd'hui, je fais attention à
cela, car mes commentaires ont été repris un peu partout
et ce, n'importe comment. Certains journalistes les ont
transformés pour finalement les rendre
incompréhensibles. De plus, je n'aime pas les monopoles.
Il existe à Hollywood des clans menés par de grands
producteurs et vous ne pouvez vous exprimer
correctement. En fonction du style de films, on sait
bien à l'avance par qui et comment se fera la musique.
Or, parfois, pour ma part souvent, j'aimerais un peu
plus d'imprévu, de désorganisation.
DtD)
Pourquoi alors revendiquez-vous le monopole dans la
musique dite de "cirque" ?
DE) J'ai été
catalogué mais je ne revendique rien. Les producteurs
l'ont revendiqué pour moi !
DtD) Ce ne sont
pas des producteurs qui ont critiqué des partitions
comme LE BOSSU DE NOTRE DAME ou CHERIE, J'AI RETRECI LES
GOSSES ! Vous semblez même vous accaparer l'héritage de
Nino Rota.
DE) Non, je perdure l'héritage de Nino
Rota, je ne me l'accapare pas. Je m'en sers car cette
musique-là, elle m'interpelle. Lorsque j'éco ute des
imitations de Nino Rota, cela m'ennuie.
DtD)
En quoi un morceau (Topsy-Turvy) du BOSSU DE NOTRE DAME
est-il une imitation et la série des PEE WEE ne
l'est-elle pas ?
DE) Dans mon cas précis, que
cela soit thématiquement ou harmoniquement, je peux
revendiquer 100% de la musique. Ce n'est pas forcément
le cas tout le temps pour mes confrères, peu importe
comment ils se nomment. En conséquence, même si vous
pouvez penser que je m'octroie le style de musique de
Nino Rota, je considère pour ma part que je suis
seulement celui qui s'en rapproche le plus. Je m'en
rapproche, je ne le copie pas.
DtD) Donc, vous
vous êtes rapproché de VOYAGE AU CENTRE DE LA TERRE de
Bernard Herrmann pour créer votre thème de BATMAN
?
DE) Absolument, à vous de savoir faire la
nuance.
DtD) Lorsqu'on écoute la version
concert de VOYAGE AU CENTRE DE LA TERRE, on y retrouve
toute la première partie de votre mélodie. Est-ce un
hasard ou une coïncidence ?
DE) Ni l'un ni
l'autre. Une volonté tout simplement. Vous comprenez,
les musiques de Bernard Herrmann, elles sont comme dans
mes doigts. On m'a souvent posé la question pour BATMAN
et à chaque fois, je refuse de me justifier. J'ai écrit
un long thème que je revendique encore à 100%. Après,
que vous y trouviez un lien avec tel ou tel autre thème
ne me gêne pas, tant que celui-ci reste dans mon éthique
et ma déontologie. La musique de Bernard Herrmann coule
dans mes veines, mais ce thème de BATMAN est bien mon
sang !
DtD) Est-ce pour cela que vous avez
intenté des procès pour plagiat envers d'autres
compositeurs, dont certains français ?
DE) Qu'ils
soient français ne justifie rien. Nous avons parlé de
nuances tout à l'heure, je continue à penser que l'on
s'est inspiré de mes travaux pour en composer d'autres.
L'appréciation des nuances, après, est effectivement
très aléatoire.
DtD) Le fait que Bernard
Herrmann ait emprunté ce fameux motif de VOYAGE AU
CENTRE DE LA TERRE à Richard Strauss fait-il partie de
vos nuances ?
DE) J'adore quand on me cherche
(rires). Richard Strauss ou un autre, je m'en fous !
J'arrive dans un certain cycle, à un moment M. Point
final. Je n'ai pas à refaire l'histoire de la musique !
A l'intérieur de mon cycle, je vous accorde toutes
formes de citations et inspirations, mais je maintiens
le fait que l'on s'est servi de mes harmonies sans
passer par la case Nino Rota ou Bernard
Herrmann.
DtD) En résumé, vous n'aimez guère
les monopoles ou les a priori ?
DE) Je n'aime pas
quand on fixe des règles à l'élaboration desquelles je
n'ai pas participé. J'ai ouvert ma gueule à bon ou
mauvais escient. Maintenant, je ne "hais" pas monsieur
Goldenthal, Williams, Horner ou qui que soit d'autre. Il
y a dans leurs travaux des partitions qui sont très
conservatrices. Si Steven Spielberg adore cela, tant
mieux pour lui. Tant mieux pour le public.
Personnellement, et pour en revenir aux compositeurs
mentionnés, ils sont dans un monopole hollywoodien et
j'ai l'impression que tout cela tourne en rond. Pour
conclure, je suis certain qu'ils sont aussi critiques à
mon égard que je peux l'être au leur. Je le dis sûrement
plus fort.
DtD) Il est vrai que lors de nos
entretiens divers et variés, on m'a souvent fait
remarquer que vos musiques n'avaient pas d'impact
émotionnel !
DE) C'est ce que je vous disais.
D'un monopole, nous sommes passés à une exclusivité. Il
faut faire comme ci, sinon vous êtes un compositeur de
seconde classe. Moi, j'aime bien faire comme ça !
(rires).
DtD) N'avez-vous pas l'impression que
votre franchise alliée à votre style vous a rendu
mal-aimé des professionnels ?
DE) Ah, cela j'en
suis totalement convaincu. Et mal aimé ou mis sur le
banc des accusés à Hollywood est une chose qui m'est
apparu très rapidement. Un peu moins aujourd'hui certes,
mais indéniablement, cela est toujours
palpable.
DtD) Pour conclure sur cette fameuse
interview d'Entertainment Weekly, vous y déclariez que
même si les professionnels avaient créé la secti on
"Best Danny Elfman Score" aux Oscars, ils auraient
trouvé un subterfuge pour ne pas vous le donner
!
DE) Dites-moi, j'étais en forme ce jour-là
(rires). Je pense que c'est toujours le cas. Il y a tant
de nominations politiques que la musique en elle-même
n'est que reléguée à un plan secondaire. Une mauvaise
partition, voire une partition inexistante, a autant de
chance de remporter le trophée que le plus grand des
chefs-d’œuvre. Je peux accepter de perdre devant
TITANIC, mais devant des partitions qui se résument à
dix minutes de composition, c'est lamentable. Et j'ai
vécu cela lors de mes premières nominations
!
DtD) Comment expliquez-vous le décalage qui
existe entre vous et d'autres compositeurs ?
DE)
J'aime provoquer autrement que par ma musique, j'aime
aussi toucher à l'establishment. Dans une confrérie où
les dés semblent pipés, cela m'amuse beaucoup, même si
je reçois pas mal de coups en retour. La principale
raison reste à mon sens la jalousie. Vous avez d'un coté
les compositeurs bardés de diplômes classiques, qui
seraient capables de théoriser pendant trois heures sur
le fa dièse de la quarantième seconde du concerto
Tartempion de Jean Sébastien Bach ou Richard Wagner. De
l'autre, vous avez des gens comme moi qui viennent de la
scène pop rock, qui avant d'être des symphonistes sont
des mélodistes. La culture est fondamentalement
différente. Je puise mes sources chez Bernard Herrmann,
rarement chez les compositeurs dont lui s'est inspiré.
C'est une autre justification à votre exemple de BATMAN.
Ainsi, j'aime l'écriture de Serge Prokofiev, j'y puise
aussi quelque chose mais foncièrement, mon éducation ne
vient pas de là. Il y a donc cette différence
d'éducation qui selon moi ne justifie rien. C'est un
prétexte intellectuel pour créer des clans et des
archétypes.
DANNY'S BIG ADVENTURE
DtD) Comment résumeriez-vous
votre carrière jusqu'à ce jour ?
DE) Je vous
accorde que de Oingo Boingo à La planete des singes, il
y a une évolution. Encore que je ne sache pas dans quel
sens cela a évolué pour moi (rires). Mon résumé ne peut
être aussi que personnel et je ne suis pas sûr que
l'image que l'on ait de ma musique soit correcte, je
pense même qu'elle est réductrice. Tout commence avec le
rock puis ma période européenne, proche du style de Nino
Rota. Lorsque j'ai essayé de m'en démarquer, j'ai opté
pour des partitions plus sombres ou carrément la musique
de films d'actions. Je suis revenu ensuite à un mélange
des deux, intégrant l'ectronique bien davantage
qu'auparavant. Ma palette s'est donc élargie et j'ai pu
ainsi saisir l'opportunité d'enchaîner des films que
tout opposait, allant de Men in black à Sommersby en
passant Edward aux mains d'argent. Tout et son
contraire, mais dans une enveloppe qui m'est propre,
personnalisée plutôt.
DtD) Quels souvenirs
gardez-vous du temps de Oingo Boingo?
DE) Il y a
d'abord eu les Mystic Knights Of Oingo Boingo avant
Oingo Boingo. Et tout était résumé dans la formule: les
chevaliers mystiques. Je ne suis plus sûr d'être un
chevalier aujourd'hui (rires), par contre, j'ai bien
gardé mon mysticisme. Je ne garde que de bons souvenirs
en fait, j'étais sûrement plus déjanté qu'aujourd'hui et
plus farfelu en terme de musique. On faisait tout et
n'importe quoi, ce qui en matière d'éclectisme m'a
énormément servi pour la musique de films. Il n'était
pas prévu que cela soit une période d'apprentissage,
mais à bien y repenser, cela en fut une.
DtD)
Nous avons évoqué Bernard Herrmann et Nino Rota.
Parlez-nous de vos influences.
DE) Bernard
Herrmann est un Dieu pour moi. Ni plus, ni moins. Je me
réclame de lui depuis toujours. Dès que j'ai vu LE JOUR
OU LA TERRE S'ARRETA, j'ai su qu'il serait mon mentor
musical, intellectuel et moral.
DtD) En
Europe, les puristes classiques et d'autres trouvent son
style très "pompier", vieillot et ses partitions sont
quasiment exclues du répertoire.
DE) Il a créé
son propre répertoire et vouloir faire avec son oeuvre
une comparaison avec ses aînés est, à m on sens, inutile
et forcément perdu d'avance. Premièrement, son oeuvre
classique en tant que telle est si anti-conformiste que
trouver son chemin dans les cloisons épaisses des
"chroniqueurs" est impossible. Deuxièmement, l'Europe a
une culture musicale qui existe depuis tant de siècles
qu'un auteur / créateur comme lui ne peut être que mis
sur la touche. A partir du moment où les gens suivent
les règles, ils sont admis dans le cercle des
bien-pensants. Bernard Herrmann n'a suivi que ses
propres règles, jamais celles des institutions.
Peut-être aurait-il préféré être européen ? Je ne sais
pas. Moi j'admire son coté vieillot, car c'est justement
l'une de ses grandes forces. Mars attack s'est rapproché
de LE JOUR OU LA TERRE S'ARRETA, pourtant je ne pense
pas que ma musique soit si vieillotte que cela. Elle a
le parfum kitsch que je voulais et de ce fait, vous ne
pouvez la comparer à du Richard Strauss ou Wolfgang
Amadeus Mozart. Je comprends que les oeuvres de Erich
Wolfgang Korngold parsèment le répertoire européen. Je
comprends aussi que les oeuvres de Bernard Herrman n'y
soient pas. Mais n'en tirez aucune conclusion en terme
de qualité. Tout vient de la culture et de
l'éducation.
DtD) Comment s'est passée votre expérience sur Psychose
?
DE) Outre mon envie de
travailler cette partition mythique, le film avait
l'avantage d'être dirigé par mon ami Gus Van Sant, avec
qui j'avais déjà collaboré sur Prete a tout et Will Hunting. L'osmose qu'il y a entre nous explique beaucoup
de choses, je pense. Ensuite, il y avait donc ce travail
d'adaptation et de respect. La musique de Bernard
Herrmann est sacrée, pas seulement à cause de son aura,
mais aussi grâce à son expérimentation qui fait d'elle
une oeuvre quasi unique. La toucher, voire la modifier,
eût été un sacrilège. Non pas que l'améliorer à un
moment ou un autre n'était pas possible, simplement on
ne retouche pas un tableau de Pablo Picasso après qu'il
l'eût terminé. Cependant, j'étais mandaté pour cela et
qui plus est, sur une version du film qui proposait
certaines différences avec l'original. J'ai donc été au
plus proche de ce que ma conscience m'autorisait et
tenté de respecter au maximum l'esprit de
l'oeuvre.
DtD) On sent néanmoins une
comtemporalité plus présente.
DE) Il y a quarante
ans d'écart, et indubitablement, il était irrecevable de
proposer aux spectateurs du film une pâle copie au
niveau du son. Celui-ci sonne donc plus "2000" avec les
techniques d'enregistrement d'aujourd'hui. Lors de
l'enregistrement, nous avons cependant fait de
nombreuses expériences "rétro" afin de retrouver
l'aspect abrupt de l'original. Et sincèrement, je crois
que nous y sommes parvenus.
DtD) Entre respect
et création, quelle était votre limite ?
DE) Très
mince (rires). Probablement parce que le respect l'a
emporté sur la création. Bernard Herrmann avait par
exemple laissé de nombreux morceaux achevés mais absents
du film, ou carrément inachevés. Avec Steve Bartek, nous
avons réalisé de nombreuses combinaisons, et certaines
d'entre elles figurent dans la nouvelle version. Ceci
dit, l'aspect culte, voire religieux, qu'il y a en moi
envers cette partition et ce compositeur, m'a freiné
dans cette démarche expérimentale. Je ne pouvais prendre
le risque d'entendre dans un cauchemar hypothétique:
"P'tit Danny, qu'est-ce que t'as foutu ! C'est le bordel
!". Par contre, je rêve souvent d'entendre: "Bien joué,
p'tit Danny. Tu as fait un superbe boulot"
(rires).
DtD) Et Nino Rota ? Lorsque l'on écoute Pee wee's big adventure,
on est en territoire connu.
DE) Tel était mon désir. Je vous l'ai dit,
j'aime me rapprocher au plus près de lui. Son style est
magique, absolument comique et si l'on y regarde plus
précisément, extrêmement irrévérencieux. J'adore cette
forme de provocation déguisée. Il y a un sarcasme
époustouflant dans certaines partitions de Nino Rota,
notamment celles pour Federico Fellini.
DtD)
Est-ce cette irrévérence qui vous a poussé à reprendre
les mimiques du compositeur, voire même certaines de ses
ph rases mélodiques dans Drive-in ?
DE) Steve Bartek et moi-même avons reconstitué tout l'environnement
Rota, surtout au niveau orchestral: pizzicato, clavier et bois + cuivres. La
totale, quoi ! Certains morceaux de la série des Pee wee y font effectivement
référence, très directement. Je reste persuadé que si Federico Fellini avait
été américain, il aurait pu mettre en scène un film comme Pee wee's big adventure.
Il y a ce ton décalé, cette ironie très mordante qui est en fait une vraie contestation.
Musicalement, Nino Rota aurait sûrement composé ces partitions-là.
DtD) Derrière cet hommage, ne
cachez-vous pas une profonde envie de "faire" du Nino
Rota ?
DE) Bien sûr que si. J'adore ce type. Son
tribut à la musique est si important, vous voudriez que
personne n'y touche. J'aime Serge Prokofiev, et quand je
m'inspire de lui personne ne m'emmerde car cela est
devenu très commun. Nino Rota avait un style si
personnel, un style tellement reconnaissable que dès que
l'on s'en approche, c'est comme s’il y avait marqué:
attention, territoire défendu. Eh bien non, ce
territoire n'est pas défendu. Au contraire, il faut
continuer à l'explorer, à naviguer dedans. Et pour y
naviguer, je n'ai pas hésité une seconde à foncer, à
casser des barrières et des préjugés.
DtD)
Comprenez-vous cependant qu'une partie des auditeurs
réfute cette période de votre carrière prétextant un
plagiat constant de Nino Rota ?
DE) Je ne peux
admettre cela, car ce serait donner bonne conscience à
ceux qui ont des œillères. Je trouve même que ces
auditeurs manquent de respect envers Nino Rota, car ils
n'acceptent pas le prolongement de son oeuvre. Ce n'est
pas une question de musique, mais aussi d'éthique.
Pourquoi avons-nous le droit, légitime en quelque sorte,
de nous inspirer de Serge Prokofiev et toute l'école
russe ? Pourquoi est-ce si criminel de se rapprocher de
Nino Rota dans mon cas ?
DtD) Lorsque qu'on écoute le Main Title de Beetlejuice
et que l'on connaît les musiques additionnelles (séquences de l'assassinat de
Fanucci entre autres) du Parrain II, ce rapprochement est très ambigu.
DE) Nous avons été plus loin que
dans les PEE WEE. C'était ma volonté, c'était la volonté
de Tim et je dirais même, la volonté du film. Je ne vois
donc aucune ambiguïté, bien au contraire, j'affirmais là
mon appartenance à ce style et à ce compositeur qui a
illuminé toute mon enfance.
DtD) Vos musiques pour la série Amazing stories, notamment
celle de l'épisode Family Dog ne vont-t-elles pas au-delà de l'appartenance
?
DE) Elles montrent à quel point
j'admire Mr Rota. Si c'était à refaire, je referais la
même chose. Aussi proche de lui, plus encore même si
cela était possible.
DtD) En Europe, pour
certains vous étiez devenu le grand génie de la musique
de films, pour d'autres vous n'étiez qu'un faussaire. A
quelle catégorie doit-on se référer lorsqu'on évoque ces
années quatre-vingts ?
DE) Les deux (rires). A
partir du moment où je considère que Wolfgang Amadeus
Mozart, Richard Wagner... ont tous été des faussaires à
un moment de leur vie, il est flatteur pour moi de
figurer dans la seconde catégorie. Vous savez, à un
instant de sa vie, on est littéralement obligé de
s'inspirer des Maîtres. Moi, ils ont pour nom Bernard
Herrmann et Nino Rota. Pour Wolfgang Amadeus Mozart,
cela pouvait être Jean-Sébastien Bach ou qui sais-je.
Peu importe. On est tous des faussaires à un moment
donné. Je prends même ce terme comme un compliment, car
avant de créer, il faut connaître. Pour connaître, il
faut s'instruire et pour s'instruire, rien de mieux que
les Maîtres ! La première catégorie ne me gêne pas non
plus. J'aime bien être flatté, surtout par le public
(rires).
DtD) Beetlejuice est devenu une bonne franchise pour
vous.
DE) Complètement, et je me
suis totalement éclaté à écrire des adaptations en tout
genre, surtout pour la télévision. C'est très lucratif
et je suis très fier de mes petites bafouilles. C'est
trop marrant !
DANNY ELFMAN OUVRE LA CRYPTE
DtD) Comment expliquer votre collaboration unique avec Tim
Burton ?
DE) C'est un type subversif et irrévériencieux et ça, j'adore
(rires). Vous dites unique, et ce mot résume à lui seul notre entente. Tim a
ce don d'être un metteur en scène dont la vision n'est occultée par aucune interférence.
Il est en dehors du système, mais il sait s'en servir. Lorsqu'on lui a demandé
de faire Batman, il a quasiment refusé toutes les compromissions. Au
contraire, il a inventé un nouveau style de blockbuster d'auteur ! Lorsque je
vois Pee wee's big adventure et Beetlejuice, je ne peux qu'être
effaré du talent de ce type. Tout le décalage qu'il a mis dans Batman
était déjà présent.
DtD) Pourquoi alors y-a-t-il eu cet
accroc sur ED WOOD ?
DE) Je l'adore mais il m'est souvent arrivé de m'engueuler avec
lui. Il s'est impliqué crescendo dans la musique de ses films. J'étais pratiquement
seul à décider du "son" de Pee wee's big adventure, et plus cela allait,
plus son implication prenait de l'importance. Sur ED WOOD, elle en a pris et
comme je vous l'ai dit, il n'est pas question pour moi de faire aveuglément
quelque chose qui ne m'interpelle pas. Il m'est arrivé d'accepter une commande
commerciale, avec Tim je ne pouvais imaginer cela. Et puis, lorsqu'une opinion
devient un ordre, je m'efface. J'ai préféré claquer la porte, une vraie bonne
dispute qui a remis les pendules à l'heure, et lorsque cela est retombé, je
suis revenu au bercail.
DtD) Revenons à Batman. Si je vous dis que c'est de
la pop symphonique, que répondez-vous ?
DE) Cela dépend s'il s'agit d'un sens péjoratif ou pas ! J'étais
à cette époque à mi-chemin entre ce que je fais aujourd'hui et ce que je faisais
hier. C'était une période charnière et quand j'y repense, j'y vois autant de
Oingo Boingo que de La planete des singes. Bien meilleur que le premier,
nettement moins bien que le second. C'était donc de la pop symphonique, si vous
voulez, mais de la bonne (rires). L'approche sombre de Tim Burton m'a dicté
une musique dite d'antihéros, quasi gothique. Batman n'est pas Superman, et
je me souviens avoir bien été gonflé par les journalistes voulant comparer ma
musique avec celle de John Williams. C'était tout le contraire. Sombre et pessimiste,
wagnérienne quoi !. Les personnages de Batman et de Vicky Vale me rappelaient
les couples des années cinquante mais avaient des idées des années quatre-vingts.
Il y a donc un parfum rétro qui se mariait bien avec l'aspect négatif et futuriste
du film. L'ambiance était donc là et l'orchestre en lui-même s'est trouvé restreint
par ses sonorités ténébreuses. J'ai tenu à ce voile sur le son qui me ramenait
quelques décennies auparavant. Alors effectivement, Batmanétait ma première
oeuvre pour un orchestre conséquent et le résultat fut différent des habitudes
du genre. Pas d'envolées à la Indiana Jones, quelque chose de plus circonspect,
de moins éloquent, mêlant mes recettes pop à mon apprentissage de la musique
purement orchestrale. Ce qui me ravit, c'est de ne jamais avoir cédé à la moindre
pression de la Warner. Il est aujourd'hui facile de voir Batman comme
cela, mais pour monter et finir le projet tel que Tim l'avait pensé, ce fut
un sacerdoce.
DtD) Beaucoup de personnes ne voient dans Batman que
le thème d'ouverture. Ne trouvez-vous pas cela un peu simpliste ?
DE) Pas tant que cela. La combinaison des deux
motifs est l'âme de la musique. Elle a donné un thème
qui est effectivement simple dans sa combinaison, thème
qui correspond à mon sang et mes impressions. J'aime
bien raconter cette anecdote du tournage de BATMAN.
J'avais été invité sur le plateau que Tim avait fait
construire pour Gotham City et lorsque j'y suis entré,
j'y ai perçu comme un poids et eu envie de m'en
échapper. Je me suis assis et j'ai imaginé un motif pour
le poids (le premier), un autre pour l'échappatoire (le
second). Le Batman Theme était donc là dans ma tête, des
semaines avant que je ne couche sur le papier la
première note.
DtD) Ce succès ne vous a-t-il
pas enfermé dans ce style sombre ?
DE) Je pense que oui, mais avec Nightbreed et Dick
Tracy, j'ai pris la décision de voir autre chose. Heureusement que DICK
TRACY est arrivé si vite, sinon je me serais peut être endormi.
DtD) Ennio Morricone nous répète
souvent qu'un compositeur qui ne dirige pas ou qui
n'orchestre pas ses musiques n'est pas un véritable
compositeur.
DE) Je suis un véritable compositeur
qui ne sait pas diriger, c'est tout.
DtD) Il a
été dit et écrit dans la presse américaine tout et
n'importe quoi sur vos collaborations avec Shirley
Walker et Steve Bartek au point de les présenter comme
les vrais auteurs de vos partitions.
DE) Ces
rumeurs m'ont suivi pendant des années, mais avec
l'évolution de mon style et son enrichissement, les
critiques ont cessé, du moins celles-là. Steve est mon
ombre, et bien sûr qu'il a une part de responsabilité
dans ma musique. Je ne l'ai jamais caché. Et je ne me
vois pas travailler sans lui. C'est mon double, ma
conscience, mon souffre-douleur aussi parfois. Il m'est
indispensable. J'ai créé une équipe autour de moi et la
fidélité rend les journalistes aigris, je pense. Vous
avez mentionné Shirley Walker, mais il ne faut pas
oublier Pete Anthony, Bob Badami, Marc Mann et tant
d'autres. Au-delà d'une équipe, nous formons une
famille. Certains membres partent, d'autres arrivent.
Mais sur chaque bande originale, la notion de famille a
été présente.
DtD) Qu'est-ce qui vous touche
dans la période 80-90 ?
DE) Quand je vois le parcours de Forbidden zone à Batman,
je ne peux qu'être enchanté. Ces dix ans ont été mon éducation et je ne ressens
aucune gêne, même dans les moins bonnes partitions comme Back to school et
Wisdom qui ont pris un sacré coup de vieux. Maintenant, quand je me repasse
mes petits gamins de Scrooged ou Hot to trot, cela me fait sourire
et quelque part, oui je peux le dire, cela me rend fier.
DtD) On vous a souvent demandé
pour écrire des génériques Tv.
DE) La télévision américaine était en pleine renaissance dans
ces années-là. D'un côté, on ressortait les vieilles idées du passé comme Alfred
Hitchcock presents: The jar qui m'a permis de collaborer, certes toutes
proportions gardées avec Mr Hitchcock même s'il était décédé depuis longtemps,
de l'autre côté, il y avait des idées neuves et complètement folles comme celles
de Matt Groening et ses Simpsons. J'aime quand, sur un format court comme
ceux-ci, on peut se permettre des extrêmes. La rigueur sur The jar et
la totale frénésie sur LES SIMPSONS.
DtD) Comment avez-vous composé ce fameux thème des Simpsons
?
DE) J'ai bien écouté
Matt Groening et j'ai fait tout le contraire (rires).
Non, c'est exagéré mais c'est presque ça. La réputation
du type qui n'écrit que des musiques sombres et noires
commençait à me coller à la peau. Quand j'ai vu à quoi
allait ressembler les SIMPSONS, j'ai voulu écrire un
thème joyeux, complètement dingue. Cela a vraiment bien
fonctionné car Omer et toute sa famille sont devenus de
plus en plus dingues d'épisodes en
épisodes.
DtD) La légende morbide autour des
CONTES DE LA CRYPTE était-elle vraie ?
DE) Vous
parlez du gardien de la crypte ? Bien sûr qu'elle est
vraie ! Lorsqu'on m'a expliqué le principe de la série,
j'ai trouvé cela osé, mais pas suffisamment pour que je
m'y intéresse. Lorsqu'on m'a dit qu'il y aurait un
prélude et un épilogue présenté par un mort bien dégeu,
j'ai aussitôt pris mon téléphone et appelé Joel Silver.
J'ai exigé qu'il m'engage et j'ai bien eu raison.
Finalement, ces CONTES DE LA CRYPTE ont "enterré" ma
première image morbide (rires). J'ai pu ainsi en
développer une autre bien plus complexe et personnelle
avec BATMAN, LE DEFI ou L'Etrange noel de Mr Jack
notamment
DtD) Le générique de FLASH
n'était-il pas celui de trop ? C'est carrément un copier
/ coller du thème de BATMAN !
DE) La Warner
m'avait dit: "Oubliez la première partie sombre du thème
de BATMAN, on veut quelque chose comme la suite !". Ils
ont eu la suite (rires).
DtD) Pourquoi avoir
mentionné DI CK TRACY tout à l'heure ?
DE) J'ai
énormément de respect pour Warren Beatty? et ce film est
une merveille de technique. J'ai beaucoup aimé écrire
cette partition? encore une fois à l'ancienne? avec un
romantisme herrmannien subtil. Mais d'un autre côté, je
me suis vite rendu compte que la production avait avant
tout engagé le compositeur de BATMAN pour faire du
BATMAN. J'ai proposé l'idée de parodier George Gershwin
et cela m'a permis d'être plus libre. Mais il s'en est
fallu de peu. J'ai donc radicalement changé de films à
partir de ce moment-là. Cela a mis du temps, mais j'ai
pris un virage à quatre-vingt-dix degrés.
DtD)
Cette même année, vous avez écrit la très belle
partition de NIGHTBREED. N'est-elle pas un petit Sleepy Hollow avant l'heure ?
DE) Oui, absolument. Clive
Barker voulait une partition avec tant d'envergure que
j'ai dû assimiler je ne sais combien de styles dans une
seule musique. Vous avez raison de mentionner cette
partition car elle représente le lien parfait, à mon
sens, entre l'avant et l'après BATMAN. Si l'on y regarde
de plus près, il y avait dans NIGHTBREED les prémisses
de BATMAN, LE DEFI et par la suite de Sleepy Hollow,
voire même de la partie primitive de La planete des singes.
DtD) Vous n'avez rien dit sur une
autre partition magnifique: DARKMAN.
DE) C'est
une de mes oeuvres que je préfère. Sam Raimi est un
auteur surdoué et nous nous étions donnés beaucoup de
challenges sur ce film. Visuellement et musicalement,
nous avons tenté et réussi beaucoup de choses. Le public
n'a pas suivi et cela nous a vraiment peinés. Peut-être
était-ce trop proche de BATMAN en terme de date. Le
titre DARKMAN a peut-être fait peur aussi, alors qu'il
s'agissait, en fin de compte, d'une fable poétiquement
violente. Je reste vraiment enthousiaste à l'écoute de
cette partition. Non pas qu'elle se détache tant que
cela des autres, elle a simplement une saveur que je ne
peux vous décrire.
DtD) Elle s'est néanmoins
prolongé sur BATMAN, LE DEFI.
DE) Oui, en quelque
sorte. Vous m'avez fait la remarque que l'on ne met
souvent en avant que le Batman Theme dans la partition
de BATMAN. Avec BATMAN, LE DEFI, l'environnement avait
beaucoup évolué. Non pas que l'approche de Tim était
foncièrement différente, mais l'approche musicale fut
davantage littérale. Il y a avait des personnages
secondaires - Catwoman, Le Pingouin - qui étaient
presque des personnages de premier plan. J'ai écrit
leurs thèmes et je les ai fait évoluer avec eux. J'avais
donc une "matière" thématique très importante, ainsi
qu'une obligation de faire migrer chaque musique dans
une autre, chassé-croisé des personnages oblige. Le
travail harmonique a donc été conséquent, car je voulais
que toutes les phases musicales suivent le même
enchevêtrement. J'ai été touché des remarques positives
qu'a suscité cette partition à sa sortie. Ce fut un
exercice de style vraiment périlleux et plus compliqué
qu'il n'y paraît. L'écoute étant assez facile, je crois.
En fait, dès Birth Of A Penguin, les différentes
composantes de la musique se créent les unes à côté des
autres. Lorsqu'on arrive au End Titles, ces composantes
n'en forment plus qu'une. J'aime vraiment cette
partition car au-delà d'être sombre, elle assimile la
tragédie des trois protagonistes.
DtD) A juste
titre, c'est une partition très populaire mais que dire
de Edward aux mains d'argent ?
DE) Cela ne
m'étonne pas des européens et là, vous touchez une corde
très sensible. Cela reste ma partition préférée, et de
loin. Je peux faire dix PLANETE DES SINGES, rien ne
remplacera Edward aux mains d'argent. D'autant plus
qu'un film comme celui-ci n'est plus possible
aujourd'hui. Tim a pu le monter grâce au triomphe de
BATMAN, et la Fox nous a laissés totalement libres. Là
encore, le public n'a pas suivi. Pourtant ce film, il
n'y a pas une journée, à Tim ou à moi, où l'on ne nous
en parle pas.
DANNY AUX MAINS D'ARGENT
DtD) Edward aux mains d'argent
est une oeuvre incroyablement poétique.
DE) Ce
n'est pas que cela. Il y a une beauté qui s'en dégage
comme par magie. Vous savez, ces notes, elles me sont
venues comme si une fée m'avait donné une potion
magique. J'étais assis à mon piano et la musique sortait
de mes doigts, l'orchestration se faisait dans ma tête.
Rien ne s'embrouillait, chaque chose était à sa place.
Ce furent des instants divins comme si j'étais envoûté
par Edward. Je ne sais plus combien de fois j'ai
travaillé les thèmes, les harmonies, mais finalement je
revenais toujours à la première version, simple,
simplement simple. Le film étant si magnifique, si
touchant, je ne pouvais que le rejoindre. Pas besoin
d'artifices, ni de grands effets. Le Main Titles expose
toute notre force poétique. Vous pourrez dire que cela
ressemble à du Gabriel Fauré ou du Claude Debussy. Oui,
pourquoi pas. Mais rien n'était prémédité. J'ai ressenti
cette chorale, j'ai ressenti cette musique, j'ai
ressenti cette orchestration. Et les notes se sont
couchées sur le papier.
DtD) Vos doigts sont
devenus d'argent.
DE) Mes doigts sont devenus
Edward. Comme lui, j'étais dans un autre monde. A part,
libre, ivre de bonheur.
DtD) Edward n'est-il
pas un peu Tim Burton ?
DE) Sûrement. Il y a dans
ce personnage toute la poésie de mon grand ami. Ses
rêves, son imagination, sa vision romantique du monde,
ses déceptions aussi. Sa naïveté également. On aimerait
que tout tourne autour de nous comme on le voudrait,
mais on a toujours de mauvaises surprises. Après, il
faut se reconcentrer. Nous avons donc fait BATMAN, LE
DEFI l'année suivante puis L'Etrange noel de Mr Jack
l'année d'après.
DtD) Ah, on y arrive. Comment
expliquez-vous que l'Europe ait fait un triomphe à cette
partition, et qu'elle fut boudée aux Etats-Unis
?
DE) Les positions ne sont pas aussi extrêmes
que vous le dites. Ceci dit, l'Europe a beaucoup plus de
facilité a accepter le changement et à incorporer
quelque chose de différent. Cela fait partie de votre
culture, de vos civilisations et de vos échanges, quels
qu'ils soient. Ce qui est naturel pour vous est bien
plus difficile aux Etats-Unis. L'association Disney /
Burton était explosive et je crois que cela a fait peur
au public américain. L'Etrange noel de Mr Jack est
devenu culte depuis, mais il a fallu du temps pour que
les spectateurs perçoivent toutes les nuances de ce
film. J'ai reçu de nombreux témoignages d'Europe, et
parfois, cela me mettait mal à l'aise. On y percevait ce
que même moi, je n'avais pas imaginé !
DtD)
L'Etrange noel de Mr Jack est une pure merveille
elfmanienne. On ressent toujours la touche rotaesque,
mais on est à mille lieues de BEETLEJUICE !
DE)
Oui, vous avez sûrement raison, encore que je n'ai
jamais vu les choses de ce point de vue là. Je me suis
senti proche de Jack Skellington, j'ai eu envie de le
comprendre, de l'imiter, de ne faire plus qu'un avec
lui. J'ai écrit toutes ses chansons, je les ai vécues
"intimement" et en plus de la partition originale, je
suis redevenu chanteur. Cela a été intense et immense à
la fois. Au départ, je ne pensais pas migrer les thèmes
de mes chansons avec ma partition orchestrale. Cela me
paraissait impossible, et si cela l'avait été, contraire
à la dissociation des deux. Finalement, tout a été
mélangé. Certains de mes motifs orchestraux sont devenus
des thèmes de chansons et inversement. Cela donne une
folie dans l'enchaînement, je trouve. Cela confère
également un sens irréel, un peu comme l'animation, très
abstrait dans la forme et bizarre dans le fond. J'aime
ce genre de complication et d'errements dans l'Art. Car
en fait, ce n'est ni compliqué, ni errant, c'est juste
une pointe de délire alliée à l'imagination débordante
de Tim Burton. Quoique, l'imagination de Tim est parfois
compliquée (rires).
DtD) Christmas Eve Montage
est tout simplement monumental ! Vous avez réussi à
apprivoiser ce style particulier.
DE) J'aime bien
votre mot. Certains de mes morceaux étaient sauvages et
impossible à dresser. C'est peut-être cet aspect
déferlent qui crée cette distance, je ne sais pas.
Christmas Eve Montage a été énorme, et ce dans tous les
sens du terme. Le morceau n'est pas tant apprivoisé que
cela, il est plutôt structuré et millimétré. Pas
seulement en terme de timing d'ailleurs, Christmas Eve
Montage est la pièce maîtresse du puzzle, celle qui
explique et constitue la forme. C'est un morceau alors
très complexe, et les différences de rythmes ont été
difficilement maniables. Il m'a fallu beaucoup de
retouches pour qu'il soit si... "européen"
(rires).
DtD) Comment sort-on d'une période
Burtonienne si riche en musique ?
DE) En
changeant totalement de registre. S'évader de Edward ou
Jack Skellington était loin d'être aisé. J'ai alors
choisi des projets radicalement contraires à l'imagerie
de Tim Burton. Il y a eu Sommersby, Dolores Claiborne,
et bien d'autres films.
DtD) Des films sombres
à nouveau.
DE) Je n'y peux rien, ils m'attirent
(rires). Vous savez, lorsque j'ai été contacté pour
écrire la partition de Sommersby, on m'avait juste dit
que le film serait une romance avec Richard Gere, basée
sur un film français. Oh là, pas d'accord me suis-je dit
(rires). Mais alors, pas du tout. Non pas que votre
cinéma ne me plaise pas mais les clichés que l'on a des
films comme ceux-la sont ingérables pour un compositeur
comme moi. J'ai quand même lu le scénario et j'ai tout
de suite été à la fin. "Il fut pendu en public" y
lisais-je. J'ai aussitôt accepté. Et franchement, je ne
le regrette pas. Jamais je n'aurais pensé être à l'aise
dans une oeuvre comme celle-ci. Certes, cela reste de
facture classique, mais pour moi, c'était une expérience
bien nouvelle.
DtD) L'année suivante, vous
avez travaillé sur deux autres partitions à part dans
votre carrière: le très apprécié Dolores Claiborne et
Black Beauty.
DE) J'ai eu beaucoup de mal à
déterminer l'approche pour Dolores Claiborne, qui
finalement est devenue très atonale. C'était du Stephen
King sans en être vraiment. Je voulais donc quelque
chose d'inhabituel pour moi comme pour le traitement des
adaptations de ses livres au cinéma. J'ai mis en avant
les cordes en faisant très attention à ce qu'elles ne
tendent jamais vers le plaintif larmoyant. C'est une
partition très sommaire en fait, orchestralement
parlant. Piano, cordes. Cordes et piano avec une
juxtaposition de mes démarches atonales. Même mes
accelerandos sont très sommaires. J'espère que vous avez
fait le rapprochement avec le thème du Pingouin. J'ai
lié les harmonies de leurs substances musicales entre
elles. Dolores et le Pingouin ont ce vécu tragique,
cette forme de moralité et d'immoralité qui fait d'eux
des personnages que j'admire beaucoup.
DtD)
Vous avez décrit Black Beauty comme une oeuvre
sentimentale. Qu'est-ce donc ?
DE) A mi-chemin
entre le romantique et l'émotionnel (rires), mais ce
n'est ni l'un ni l'autre. Sentimental pour moi, cela
veut dire que le film et la musique transmettent des
éléments de mélancolie, ni trop tristes, ni trop beaux.
On rejoint la simplicité dont nous parlions à propos
d'Edward aux mains d'argent. La limite avec la banalité
est souvent équivoque, et Black Beauty n'évite pas
toujours les pièges du sentimentalisme. Ceci dit, le
film n'a aucune prétention, si ce n'est de rendre les
gens un peu plus joyeux après l'avoir vu. La démarche
musicale est en quelque sorte identique. Une partition
comme celle-ci aide à décompresser, à composer quelque
chose de noble, à se ressourcer même, et à écrire
d'autres Etrange noel de Mr Jack. Sans être prétentieux,
je voulais offrir au public un peu de musique à la Ralph
Vaughan-Williams.
DtD) L'année 1995 vous a
apporté des fortunes diverses avec Prete a tout et Dead presidents ?
DE) Je suis prêt à tout pour Gus Van
Sant (rires). Son univers décalé, pour ne pas dire
complètement débile, me va comme un gant. J'aime bien
les gens qui ont une part de schizophrénie en eux et qui
le savent (rires). Prete a tout est la bande originale
que j'aurais pu composer après l'arrêt des Oingo Boingo.
Je me souviens ne pas avoir écrit la moindre note
pendant plusieurs jours. Et bien ces jours, je les ai
balancés sur Prete a tout. Dingue, bien dingue !
Forcément, cela n'a pas la force d'une bande originale
classique, mais elle fait partie des exercices de style
qui vous revivifient.
DtD) Dead presidents est
encore plus schizo que Prete a tout !
DE) Non,
j'y ai simplement rencontré l'une de mes idoles: Jimi
Hendrix. Façon de parler, bien sûr (rires). Cela fait du
bien un bon rock psychédélique, bien rock, très rock.
Encore rock. Cela a dû surprendre les fans d'Edward aux mains d'argent, mais rassembler cette ambiance seventies
avec des cordes nineties, c'est vraiment très
jubilatoire. J'étais dans une période d'expériences
contemporaines, et même si ces deux partitions ont
touché moins de fans, elles représentent une partie non
négligeable de ce que j'aime faire au
cinéma.
DtD) N'avez-vous pas regretté des
oeuvres commerciales comme FLUBBER ou le challenge de
MISSION IMPOSSIBLE ?
DE) FLUBBER fut sympathique,
et le second, je dirais non, justement parce que c'était
un challenge. Je voulais me prouver, et prouver en
général qu'il était "possible" de faire MISSION
IMPOSSIBLE. La tâche était claire, et Brian De Palma m'a
demandé de mettre le paquet. J'ai mis le paquet, et je
me suis pris au jeu. On ne cherchait pas à faire dans le
subtil, la musique devant exprimer un contraste avec
celle de Lalo Schiffrin dans la série originale, à
savoir un son improvisé et intense. Violent et
romantique, mais toujours en phase d'effervescence.
C'est une partition très puissante et maligne en termes
d'orchestration. J'ai vraiment aimé jouer avec les
motifs de Lalo Schiffrin, les rendre moins littéraux...
Non, je ne regrette rien du tout. Il faut comprendre
qu'en arrivant de la sorte pour remplacer un autre
compositeur, on n'a pas le droit de se poser des
questions. Je ne m'en suis pas posé et je n'en m'en pose
toujours pas. Réécoutez Betrayal, vous verrez que c'est
assez bon, et je n'ai pas le sentiment d'avoir trahi
quiconque, ni moi-même.
DtD) Nous avons oublié
une oeuvre essentielle dans ces premières années
quatre-vingt-dix .
DE) Ah bon, laquelle
?
DtD) Votre publicité pour la marque Nike.
Franchement étiez-vous sain de corps et d'esprit lorsque
vous avez écrit les trente-et-une secondes de BARKLEY
SUPERHERO (rires). ?
DE) Probablement que non (rires). Mais, vous avez raison, c'est
une oeuvre essentielle de ma carrière. J'ai vraiment tenu à ce que ce passage
soit sur 'Music for a darkened theatre - Film & television volume 2'. Il
démontre à quel point j'ai pu déconner, dans le bon sens du terme. J'adore ce
jingle !
L'OMBRE DORMANTE
DtD) Comment analysez-vous la fin des années quatre-vingt-dix
jusqu'à Sleepy Hollow? Vous avez opté pour des films parfois bien étranges,
à commencer par Freeway.
DE) L'étrangeté était le propos de Freeway, quoi de plus
normal alors que d'y retrouver une partition très expérimentale. Non, il faut
analyser cette fin de siècle par deux axes que j'avais volontairement éloignés
l'un de l'autre. Le premier était les films qui requéraient des partitions importantes
comme Mars attack ou Men in black, et qui proposaient en même temps une
prolongation de mon oeuvre connue. Le second était plus confus, il englobait
un tas de films qui j'avais envie de faire pour justement ne rien prolonger,
mais au contraire partir dans des explorations que je n'avais pas faites, ou
pas complètement. Au hasard, je pense à A civil action ou Will Hunting.
DtD) Mars attack et Men in black ont été des
bandes originales idolâtrées en France. Quelles explications avez-vous à cela
?
DE) Le
succès des films répond à la moitié de votre question.
La nonchalance et la décontraction, ne serait-ce que
celles des deux génériques, justifient un quart. Le
dernier quart, c'est quoi ? L'insolence de la musique,
le fait qu'elle soit cette fameuse prolongation et
q'ainsi, les gens retrouvent une certaine familiarité
avec elle. Je ne sais pas, à vrai dire. Mais, je pense
sincèrement que ces partitions ont en com mun le
"divertissement". Lorsqu'on se passe les Main Titles, on
a de suite envie de claquer les doigts. Cela m'arrive
personnellement, donc... ! En fait, c'est un ensemble
d'éléments perturbateurs et bienvenus, qui avec des
films comme ceux-ci, à la grande richesse ironique,
forment une combinaison où la musique a sa part entière.
C'est la spirale des aspects jouissifs du cinéma qui
nous entraîne les uns les autres et aboutit à deux
succès musicalement comiques, un peu moqueurs, et
toujours irrévérencieux quelque part.
DtD) Wild wild West et Superman lives étaient
vos deux autres gros projets de cette période. Pourquoi ont-ils échoué ?
DE) C'est moi-même qui ai abandonné le premier. Le film démarrait
sur de mauvaises bases. Barry Sonnenfeld voulait recréer l'alchimie qu'il y
avait eu avec tous sur Men in black , mais il y avait quelque chose de
faux. Je me suis retiré du projet quand j'ai compris que Wild wild West
serait un échec artistique. Pour Superman lives, ce fut différent. Tim
Burton a vraiment planché sur le film pendant des semaines, et on y a tous cru
à un moment ou à un autre. J'y ai même tenu plus que lui, mais là encore, le
projet était voué à l'échec. Toutes les composantes n'allaient pas dans le même
sens. J'ai vraiment souffert de ces reports incessants et l'annulation, lorsqu'elle
a été inéluctable, m'a peiné. J'avais beaucoup d'idées sur Superman lives.
DtD) Vos choix étaient-ils
seulement dictés par la volonté d'échapper à votre image
?
DE) Il y a bien sûr un feeling, mais fondamentalement, j'avais
envie de A civil action, Instinct et ce genre de films décalés.
Je restais certes dans un climat sombre, mais il me semblait aussi éloigné qu'il
avait pu être proche auparavant. Ces films, par exemple, m'ont apporté une autre
explication du "dark" et cela été passionnant de jouer avec. A civil action,
pour ne citer que celui-là, fut très enrichissant au niveau de mon dialogue
tonal / atonal. Il y a eu une véritable recherche en vue de la capture idéale
du ton de la partition. Cela impliquait des recherches, des tentatives et des
audaces. Il y a ces mêmes audaces dans Extreme measures ou mieux, dans
Instinct, qui malgré une apparence un peu traditionnelle pour moi, choeurs
- cuivres - cordes, propose certaines inventivités symphoniques assez réjouissantes.
Dans un sens, ces dernières années quatre-vingt-dix ont été proches d'un aspect
conceptuel. En plus, je ne l'ai toujours pas trouvé, ce fameux concept !
DtD) Nous avons
assisté à de nombreux changements, notamment dans vos
figures rythmiques.
DE) Disons que j'ai eu des périodes où l'important était la thématique,
puis l'harmonie, l'orchestration puis à nouveau la thématique. Je suis un perpétuel
chasseur de rythmes. Le problème est que bien souvent, on me demandait de faire
du Danny Elfman. Je faisais tourner la boucle, mais la vitesse était lente.
Lorsqu'elle fut trop lente, j'ai choisi les films qui m'ont permis d'accélérer
le processus. La période 95-97 a donc été plus novatrice que les années précédentes,
et l'application de cette nouveauté s'est vraiment ressentie dans la période
98-99 avec les films mentionnés. Ceci dit, je pense aussi que mon style a mûri
et qu'indéniablement, l'envie de créer passe par des phases très mouvantes.
Si les tempos ont très souvent été rigoureux chez moi, en revanche, j'ai presque
toujours instinctivement recherché une certaine impertinence dans mes rythmes.
Vous l'avez ressenti, j'étais davantage impertinent sur Mars attack que
sur Batman par exemple. Le film me le permettait, la plus grande liberté
de Tim Burton aussi, et ma lassitude d'être le Danny Elman que l'on connaissait,
également.
DtD) Avec Sleepy Hollow, vous
l'êtes pourtant redevenu.
DE) Oui, absolument,
mais entre-temps, je m'étais nourri d'autres choses. Et
lorsque Sleepy Hollow s'est présenté, je savais
parfaitement qu'il contiendrait des échos de cette
période plus expérimentale.
DtD) Sleepy Hollow
a divisé notre lectorat. Certains y voient un
chef-d'oeuvre total, d'autres la fi n d'un style maintes
fois exprimé avec Tim Burton.
DE) Rien n'est
totalement faux. Sleepy Hollow n'est pas si "nouveau"
que cela. Tim et moi en sommes parfaitement conscients.
Cependant, ce projet nous a attirés et nous avons tenu à
ce qu'il représente un aboutissement à nos deux
carrières. Si l'on considère qu'un aboutissement sonne
la fin, là je dis non. Nous savions que nous prendrions
un nouveau départ, et La planete des singes est là pour
nous donner raison. Ce n'est pas tant que l'on
recommence à zéro. Nous avons d'autres objectifs
maintenant.
DtD) Qu'est-ce qui vous a attiré
dans un film comme celui-là, si étrange.
DE)
Sleepy Hollow m'est apparu comme une oeuvre aussi
romantique que morbide. Beaucoup de mort, de mystère.
Une légende, un monstre sans tête... Tout cela est mon
territoire (rires). En accord avec Tim, j'ai tenu à
explorer ce territoire selon une vision plus abstraite.
Beaucoup moins littérale en tout cas. J'ai par exemple
créé sept ou huit thèmes, et bien que les ayant écrits
pour des personnages ou des moments précis, je me suis
obligé à les changer de place. En fait, je me suis mis
des gages dès le départ, qu'il me fallait ensuite
contourner. Si l'on écoute The Tree Of Death ou Young
Ichabod, aucune règle vocale ou orchestrale, encore
moins thématique, n'est respectée. Ce n'est pas
franchement évident, car j'ai bien pris soin de baliser
le film avec les clichés du genre, mais si vous écoutez
attentivement la partition, vous vous apercevrez qu'elle
s'auto-annihile par petites touches. Je n'aime pas les
choses préétablies. Et s'il y en a, j'adore ne pas les
respecter. Sleepy Hollow a été très important dans ce
registre, car la musique exprime ma façon de déplaire et
de dénoncer les évidences et les coutumes en matière de
bandes originales. Je rejoins Ichabod Crane dans ses
croyances et ses non-croyances, et surtout dans sa
dénonciation.
DtD) La meilleure définition de
Sleepy Hollow n'est-elle pas d'avoir maîtrisé la
confusion ?
DE) Oui, cela me plaît bien. Ou alors
d'avoir composé un puzzle de mille pièces qui peut
donner différents tableaux. Mais un seul est le
bon.
DtD) Pourquoi avoir abandonné l'atonalité
sur Sleepy Hollow ?
DE) L'aspect visuel du film
ne pouvait qu'avoir un équivalent tonal dans la musique.
C'est une logique "gothique" (rires). Bien plus que dans
mes autres collaborations avec Tim, la dissonance avait
une place de roi. De ce fait, j'ai pu intensifier
certains effets, créer un romantisme disparate, presque
indolore, vous comprenez. La dissonance permet beaucoup
d'audaces et de machiavélisme. Sleepy Hollow est en ce
sens, très manipulateur. Sous une apparence "à
l'ancienne", ce film est une splendeur de notre temps.
Sous l'illusion d'effets visuels "à l'ancienne", ce film
est très moderne. Sous l'impact du siècle passé, nous
sommes en fait déjà dans le vingt-et-unième siècle. Je
pourrais continuer ainsi fort longtemps. Sleepy Hollow a
donc une musique qui sonne "old-fashioned" mais qui en
fait, est terriblement contemporaine. Elle a des codes
nouveaux, même si les mimiques de mes vingt ans pour le
cinéma s'y retrouvent. Elle a ses codes et ses règles.
Elle est donc unique. Pas forcément meilleure, mais
unique.
DtD) Pourquoi avoir accepté des films comme Family man
ou L'echange, sachant que vous alliez faire par la suite La planete
des singes.
DE) Il est facile de juger après coup. Je désirais une comédie
romantique, bien romantique, mais alors bien romantique, pour m'échapper de
Sleepy Hollow. Family man est relativement bon d'ailleurs, mais
le film n'était pas conçu pour avoir une partition comme je l'imaginais. C'est
donc une oeuvre mineure et j'en suis conscient. Mais mineure ne veut pas dire
inutile, Family man a une certaine saveur toute "mignonne" et cela, ce
fut plaisant. Quant à L'echange, tout sur le papier prédestinait à un
grand film. Le casting était magnifique, mon ami Taylor Hackford était à la
mise en scène. Le sujet était intéressant, et puis... la mayonnaise n'est pas
montée. J'espérais que l'on retrouverait la substance créatrice de Dolores Claiborne,
mais ce ne fut pas le cas. Là encore, c'est une partition mineure, ennuyeuse
même parfois. Il m'a été difficile de l'éditer d'ailleurs, car je savais pertinemment
qu'entre Sleepy Hollow et La planete des singes, cette bande originale
serait écrasée.
DtD) Si je vous dis: "On efface tout,
vous n'avez rien écrit d'autre dans votre vie que le
Main Titles de Edward aux mains d'argent". Vous prenez
?
DE) Je prends.
UN SINGE SUR LA PLANETE
DtD) Quand on évoque La planete des singes, qu'est-ce qui vous vient immédiatement à
l'esprit ?
DE) L'inversion des rôles. Sans aucun
doute ! Au-delà de toute autre considération, c'est
l'appartenance d'une planète à une civilisation
simiesque qui a retenu mon attention.
DtD)
Quelles approches aviez-vous décidées avec Tim Burton
pour la musique ?
DE) Etant donné que l'on
revisite le mythe de La planete des singes, même sans en
faire un remake du film de Franklyn Schaffner, il y
avait des acquis de 1968 que je devais prendre en
compte. L'expérimentation tentée par Jerry Goldsmith
porte toujours ses fruits. Sa vision était juste et
habilement calculée. Mais trente ans ont passé, et ce
qui semblait révolutionnaire à une époque l'est moins
aujourd'hui. La planete des singes, version Tim, étant
bien plus rapide et violente, guerrière même, j'ai axé
la partition sur l'élan que propose le film. Il y a
toujours cet aspect expérimental, mais pour ma part, il
a davantage subi la résonance simiesque de mes vingt ans
de compositions. Le film induit plusieurs atmosphères et
j'ai tenté de trouver le "son" juste pour chacune
d'entre elles: la drame, la violence; l'amour, la
désolation. L'ensemble basé sur les rythmes et les
fulgurances qui s'en dégagent. Après, il n'y avait plus
qu'à mettre en pratique (rires).
DtD) Quel est
le sens premier de votre Main Titles et de sa reprise
dans les End Credits ?
DE) L'annonciation d'une
autre culture, la description d'un processus
d'inversement et surtout l'alchimie entre le primitif et
le moderne. Il est bien sûr fortement question de
rythmes et d'énergie. C'est mon propos premier. Comment
le réaliser, là était toute la question. J'ai alors
composé de nombreuses figures mélodiques et rythmiques.
Je les ai assemblées et dématérialisées. Je ne voulais
pas obtenir quelque chose d'équilibré. Au contraire, je
désirais une introduction à la fois expressive, mais qui
en même temps commencerait à asphyxier le spectateur
dans sa décontraction. Presque une agression envers lui,
d'ailleurs.
DtD) C'est pour cela que vous
faites appel à des rythmes syncopés et au concept de la
musique dite "aléatoire".
DE) Je suis
complètement d'accord. J'ai choisi l'atonalité justement
pour aller davantage et avec plus d'aisance dans les
dérives que permet ce concept. Cela donne un Main Titles
fragmenté et énergique, comme je le voulais absolument.
Le processus d'inversion était, lui, plus délicat. Dès
mes premières idées pour La planete des singes, je
savais que j'y incorporerais des éléments synthétiques.
Cependant, leur connotation moderne m'effrayait un peu.
C'est finalement cela qui m'a décidé à jongler entre les
couches orchestrales. Le vocabulaire synthétique du Main
Titles est très primitif. Il résonne pourtant comme fort
contemporain. On a même l'impression que sa tessiture
est extrême. Or, il exprime le contraire. J'étais donc
dans mon processus d'inversion. Et puis le dernier
aspect désiré était celui du temps. Même si l'action se
situe à un moment précis, je voulais que la musique
annihile totalement le temps. Va-t-on de l'avant,
revient-on en arrière, on ne sait pas. En unifiant et
désunifiant toutes mes figures rythmiques, j'obtenais
alors un cocktail de "l'instant". Une sorte de
vocabulaire que l'on apprendrait avant que le film et
l'album ne commencent réellement.
DtD)
Orchestralement, comme le montre Ape Suite #1 et Ape
Suite #2, vous alliez plus loin que vos expressions
gothiques habituelles.
DE) L'hab itude s'exprime par mes couleurs de cordes et de cuivres,
que j'utilise depuis Batman et même avant. Pour La planete des singes,
j'ai tenu à adjoindre à l'orchestre une autre section de cuivres, principalement
les trombones et les cors. Là encore, je puise mes expérimentations dans la
culture wagnérienne et crée des associations hermanniennes. J'y ai aussi rajouté
bon nombre de percussions que l'on a construit pour l'occasion, ainsi que des
percussions métalliques. J'ai donc tenu à ce que Ape Suite #1 soit placé tout
de suite après le Main Titles pour que le vocabulaire exprimé dans le premier
trouve son premier exercice de manière plus simple. Ape Suite #1 est très paroxystique
dans son approche. Il commence par une tension martiale pour s'achever lyriquement.
On brasse donc différentes harmonies, du lyrique au dynamique.
DtD) Cela est stravinskyen quelque
part.
DE) C'est très flatteur pour moi. J'ai toujours vu Le sacre
du printemps comme une incantation atonale, vous imaginez ! Là, en l'occurrence,
je voulais, quoi que cela me coûte, avoir une précision dans la rythmique afin
de donner l'avantage aux cuivres et aux percussions. L'idée du mystère et de
la bestialité en était donc renforcée. Le lyrisme, certes concis, s'exprimerait
alors plus aisément en contrepoint de la rythmique.
DtD) La séquence de
l'atterrissage sur la planète est
stupéfiante.
DE) Réaliste surtout. Toute cette
partie était très intéressante car on navigue en plein
doute. Où sommes-nous ? Que nous arrive-t-il ?
L'astronaute Leo Davidson (Mark Wahlberg) est en
complète désuétude et la musique devait se poser autant
de questions que lui. Deep Space Launch est donc aussi
actif qu'interrogatif. J'aime ce genre de dualité.
L'aspect premier était évident - rythme effréné de
cordes relayé par les percussions toujours en état de
tension -, la seconde partie était plus complexe. Là
encore, j'ai malaxé plusieurs couches sonores, les
cuivres - le cor en particulier -, les choeurs -
synthétiques ou non - et le véritable son de l'espace,
d'un point de vue simiesque: le synthétiseur. Cela donne
un condensé aussi rigoureux que poétique. Deep Space
Launch est un morceau qui annonce la brutalité qui va
suivre.
DtD) La poursuite The Hunt est
époustouflante de richesses rythmiques.
DE) C'est
l'un de mes morceaux favoris. Par principe, il n'y a pas
trente-six manières de décrire une poursuite.
Foncièrement The Hunt n'apporte rien de neuf. Lorsqu'on
est devant ce genre d'évidence, la première création,
voire réaction, consiste à s'en évader. L'orchestration
me l'a permis. Avec Steve Bartek, Mark McKenzie et toute
mon équipe, nous avons voulu que cette séquence soit une
véritable rafale de violences. En d'autres termes, The
Hunt est un légo où l'agitation et le mouvement devaient
être constants, non, permanents plutôt. Rien n'est
constant, justement ! Nous avons joué sur la brutalité
et la barbarie des agresseurs. J'évite de dire tribal,
car les juxtapositions des climats et des rythmes n'en
font pas pour autant un morceau tribal. C'est plutôt un
morceau instinctif, où flux et reflux de la panique
s'entrechoquent. Sombre, barbare et véhément. Voilà ma
définition.
DtD) C'est aussi une dénonciation
exemplaire de l'homorythmie.
DE) Disons que pour
maintenir le spectateur en émoi, vous ne pouvez pas être
tributaire du tempo. Celui-ci lasse tôt ou tard. Je me
suis fait avoir par le passé en voulant trop souvent
garder le même rythme, et jouer sur les couches
harmoniques qui s'y appliquaient. On croit que cela
marche, et puis on tombe dans le piège. Sur La planete des singes, il y a une telle intensité, un tel contraste
parfois, qu'il était dangereux de garder une homorythmie
dans son approche musicale. The Hunt dénonce cela
effectivement, le morceau suivant - Branding The Herd -
aussi. Il dépouille le rythme précédent pour en imposer
un autre, plus substantiel quoique plus primaire.
Militaire quoi !
DtD) The Dirty Deed, Escape
From Ape City / The Legend nous plongent dans
l'atmosphère simiesque. Co mment imaginiez-vous cette
culture ?
DE) Intégriste et contrastée à l'image
des deux personnages, Thade (Tim Roth) et Ari (Helena
Bonham Carter). C'est une culture unique basée sur la
pureté de ses dirigeants. Nous savons tous à quoi cela
mène. Ari, elle, représente une autre forme de pureté.
Plus lucide, davantage positive. Introvertie parfois,
mais extravertie sur "l'homme de l'espace". Elle génère
donc de nombreuses attentes intellectuelles, amoureuses
et autres. C'est en grande partie grâce a ce personnage
que l'analyse de la condition "humaine" est si
intéressante dans cette version. Ces passages centraux
du film étaient musicalement plus insidieux et beaucoup
plus intérieurs. Il fallait que je transcrive sa
lucidité en même temps que son incrédulité. Je devais
suivre son évolution tout en n'oubliant jamais son
statut de militante simiesque. Là encore, il y avait des
paradoxes qu'il fallut soit contourner, soit
apprivoiser. Ari est une guenon passionnée, solidement
primate mais interpellée par l'étrange et le sidérant.
Interpellée même par l'interrogation. C'est indéniable
qu'elle amène une poésie et qu'elle symbolise l'écho
féminin que l'on a connu au vingtième siècle. En cela,
mon vocabulaire est devenu plus stylisé. La
compréhension prend le pas sur l'incompréhension et les
éléments emphatiques du début du film laissent place aux
sentiments, même expérimentaux. Ah, que j'aurais aimé
musicaliser un rapprochement plus clair entre Leo
Davidson, l'astronaute et Ari. Cette idée de malaise me
démangeait l'esprit.
DtD) Escape From Ape City
/ The Legend est aussi moins minimaliste que le reste de
la partition.
DE) Oui, car tous les personnages -
Ari, la guenon, Daena, l'humaine pour ne mentionner que
la féminité du propos - se rendent bien compte qu'ils
ont une âme. Et surtout que son voisin, humain ou singe,
en a une. Cela donne des passages plus colorés, où même
si la vision de chacun est très engagée, elle ouvre sur
une perspective d'espoir. J'aime beaucoup l'une des
phrases simiesques du film à propos des humains: "Ces
bestiaux ont une âme !". Elle veut dire beaucoup. Elle
annonce quelque chose de différent. Pas meilleur, mais
différent. Les clans aussi se mélangent. Cela donne
beaucoup de largesse à la musique et les pistes
deviennent conséquentes. Je suis resté dans mon axe
atonal / tonal mais en même temps, il y a quelques
divergences de vocabulaire. Je dirais quelques balisages
à la Sleepy Hollow, qui transforment l'histoire en fable
et en légende.
DtD) Old Flames perpétue vos
recherches harmoniques.
DE) Il fait partie des morceaux ayant la même nature que The
Dirty Deed ou Escape From Ape City. Sous la sagesse, il y a la brutalité, sous
la vieillesse, il y a la primarité. Le discours change donc, il devient plus
tonal. Plus sage en apparence, mais fort bestial en terme d'harmonies. Toutes
ces séquences me rappellent La belle et la bete. Tim Burton m'a dit,
après avoir engagé Estella Warren pour le rôle de Daena: "Tu vas voir, elle
représente le contraste visuel, moral même, du film". Sur l'instant je n'ai
pas compris. Aujourd'hui, et pendant toute la période où j'écrivais la partition,
je me suis rendu compte à quel point Tim avait manipulé les contrastes entre
ce qui peut être "beau" et ce doit être "bête".
DtD) Thade Goes Ape fait référence au
personnage de Tim Roth, le commandant de l'armée des
singes.
DE) Thade est le chef militaire de
l'espèce dominante. Là où la liberté n'existe plus, il
fait régner la loi de la violence. Davantage qu'un
méchant classique, Thade est le symbole de la peur et de
la terreur. Je lui ai donc associé une musique dense et
expressive. Prévisible aussi. C'est un chef droit qui a
comme principe la rigueur. Je me suis alors torturé pour
qu'il y ait dans les passages lui faisant référence une
bestialité sous-jacente. On revient à quelque chose de
primaire. Mais d'un autre côté, il représente le sommet
d'une civilisation, et à la furie de la première partie,
je ne pouvais que répondre par une droiture certaine. Là
encore, la me illeure façon était de jouer sur les
rythmes et non les motifs. Thade Goes Ape est clair,
c'est un morceau typique où s'affrontent ce qu'est Thade
et ce qu'il représente aux yeux des humains. Un érudit
contre un primate. Un haut dignitaire de la culture
simiesque contre un barbare.
DtD) Sans
dévoiler la fin de La planete des singes, nous sommes
obligés d'évoquer les préparatifs et la bataille finale.
Les races s'affrontent comme dans la mythologie, sous
votre musique dantesque.
DE) Les premières
secondes de Preparing For Battle devaient être martiales
et indicatives de la bataille qui allait suivre. J'ai
changé d'harmonie, laquelle est devenue bitonale. Les
bois - principalement le basson - avaient une fonction
descriptive tandis que les cuivres continuaient leur
fonction d'agression. Avec The Battle Begins puis
l'épilogue The Return, il a fallu que je puise dans mes
réserves pour maintenir la dynamique au même niveau. Je
n'avais pas trop de soucis avec mes figures rythmiques
car elles étaient hermaphrodites. Elles se
reproduisaient sans cesse, et dès que j'avais une idée,
une seconde arrivait immédiatement, puis la seconde
impliquait l'arrivée d'une troisième. Et ainsi de suite.
Je pense que mon amour pour les dynamiques a trouvé là
son meilleur écho (rires). Par contre, ce fut très dur
de trouver la bonne fréquence pour intercaler le lyrisme
des situations. C'est paradoxal à dire, mais mon
harmonie s'en trouvait parasitée, a fortiori l'élan du
film. Pour bien comprendre, le film gagnait en rapidité
ce que la musique y perdait. Les séquences lyriques
donnaient ce fameux élan au film, alors qu'elles
ralentissaient ma progression. La différence des
supports bien sûr explique cela, mais l'intensité était
telle que j'ai dû repenser musicalement tout le combat
final. La version définitive est bien plus vive dans les
rythmes. Je trouve que The Return est coloré de manière
sensible et juste, tout en gardant son engagement. J'ai
jugulé les tons et même fait appel à certains motifs.
Tout ceci a maintenu la spontanéité de la musique, les
codes n'ayant pas été changés pour autant.
Artistiquement, j'ai atteint l'évolution que je
souhaitais. La planete des singes est un film qui
oscille entre les extrêmes, et je désirais à tout prix
éviter le piège de la partition uniquement expérimentale
ou thématique. Le thème est une notion trop humaine,
trop appréciée de notre conscient. En changeant de
culture, en découvrant la politique simiesque, je
pouvais me permettre des audaces et des impertinences
sur l'harmonie et l'orchestration. J'ai saisi cette
chance et tenté de coller au plus près aux différents
contrastes mis en avant par Tim Burton. Si vous trouvez
cela dantesque, alors vous me ravissez.
DtD)
Que retiendrez-vous le plus de La planete des singes
?
DE) Le montage final qui s'est éternisé ! Je
vous ai expliqué qu'on a dû changer par nous-mêmes
certains morceaux en cours de composition. Mais
lorsqu'on croit avoir fini et que Tim m'appelle pour me
dire qu'il a enlevé trente secondes par-ci et rajouté
vingt secondes par-là, il y a de quoi devenir chèvre !
C'est là qu'on voit que la politique des studios est
dommageable. Plus la date d'échéance approchait, plus
nous évoluions dans un stress constant, surtout Tim. En
programmant le film à Noël, nous n'aurions eu aucun
problème et nous aurions évité de travailler comme des
damnés. L'urgence apporte sa dose de création, me
direz-vous, mais ce n'est jamais très agréable. Steve
Bartek et toute l'équipe ont eu des moments de déprime
et je les comprends parfaitement. Maintenant,
musicalement parlant, La planete des singes m'a apporté
une énorme satisfaction sur les combinaisons d'éléments
modernes, minimalistes et atonaux. C'est un film très
rapide et guerrier mais qui laisse place à d'étonnantes
scènes lyriques. Il est donc complet et j'espère que mon
but ultime, à savoir rendre la musique imprévisible, a
été atteint.
DtD) Vous l'avez atteint avec
brio. Pour finir, qu'est-ce qui vous a le plus surpris
dans La planete des singes ?
DE) La maît rise
totale de Tim. Il a su oublier le film de 1968 sans
jamais le mépriser. Il a créé un film d'acteurs alors
que La planete des singes est censée être interprétée
principalement par des chimpanzés, des gorilles et des
orang-outangs. Il a gardé son style original alors qu'il
s'attaquait à une oeuvre cinématographique mythique.
Certes, il a imposé son angle de vision, sa relecture du
livre mais c'est davantage que cela. L'idée des
contrastes est beaucoup plus subtile, et lorsque Ari
résume l'histoire de La planete des singes à l'arrivée
d'un être humain venu des étoiles qui fit basculer le
monde, je ne peux m'empêcher de m'aventurer dans un
parallèle avec Tim. N'est-il pas cet être qui peut faire
basculer le cinéma ?
DtD) Danny Elfman
n'est-il pas un créateur de la même teneur ?
DE)
Ce n'est pas à moi de le dire. J'ai tenté une approche
audacieuse avec ce film. Dramatiquement parlant, j'y ai
mis beaucoup de moi-même. J'ai minimisé l'impact des
mélodies au profit des rythmes. Je n'ai pas voulu donner
de définition exacte à la musique primitive ou tribale.
Je laisse donc des portes de sortie, et en conséquence,
je suis amené à recevoir pas mal de critiques. Je
revendique cependant mes choix harmoniques et
rythmiques, c'est vraiment ma fierté dans cet album en
espérant que la musique et surtout le film plairont au
plus grand nombre et répondront à l'attente des
gens.
DtD) En France, la Fox a traduit "rule"
par "dompter": Dompter la planète. Qui arrivera à
dompter Danny Elfman ?
DE) Même ma mère n'a
jamais pu me dompter, alors ce n'est pas un film qui va
y arriver (rires).
DtD) Merci infiniment du
temps que vous nous avez consacré.
DE) Merci à
vous. J'ai été très touché de votre franchise. Bonne
continuation et bon vent à La planete des singes. On se
retrouvera, j'en suis sûr, avec une petite araignée qui
monte, qui monte.
Remerciements chaleureux à
Steve Olson (Sony Music U.S.A) pour l'énorme travail de
préparation de cet entretien. Remerciements particuliers
à Ludmilla Sztabowicz et Yvan Boudillet (Sony Classical
France), Emmanuelle Zinggeler (Fox France), Catherine
Caneaux et Elio Lucantonio.
PLANET OF THE APES / Danny Elfman
Sony Classical / 58:27
"Je
confie ce manuscrit à l’espace, non dans le dessein
d’obtenir du secours, mais pour aider, peut-être, à
conjurer l’épouvantable fléau qui menace la race
humaine. Dieu ait pitié de nous... !". Extrait du livre
La planete des singes de Pierre Boulle.
Retrouver sur grand écran, trente-trois ans après les singeries
de Charlton Heston, les paradoxes spatio-temporels de Pierre Boulle est un événement
à l’échelle de La menace fantome, en espérant que la comparaison s’arrête
là. Espoir permis, puisque cette lourde tâche a été confiée à Tim Burton, réalisateur
fantastique dont l’univers poétique et macabre a peint quelques uns des plus
beaux tableaux cinématographiques des années 90. Difficile de succéder au film
culte de Franklin J. Schaffner et sa chute mémorable, difficile de succéder
aux accords impensables de Jerry Goldsmith et leur immobilisme temporel, difficile
de réussir un remake digne de ce nom lorsque l’original semble avoir tué toute
succession par son âpreté et son dépouillement, son indolence sauvage. Difficile
de se succéder à soi-même lorsqu’on s’appelle Tim Burton et que l’on avance
en terre étrangère, après avoir signé son probable meilleur film (Sleepy Hollow). Difficile, à moins de s’éloigner radicalement du modèle, et d’y
aller franco de sa vision personnelle, sachant que le film de 1968 était déjà
librement adapté du roman. Malin comme un singe et rusé comme un épouvantail,
Danny Elfman l’a bien compris. Loin de ses variations rotaesques, de ses batnotes
et de ses choeurs argentés, l’auteur de Sommersby perpétue sans concessions
sa mutation opérée depuis quelques années, une volonté transparente de rompre
avec un style détonnant qui a forgé sa notoriété, exultant avec Batman le
defi et s’achevant sous cette forme accomplie avec L’etrange noel de
monsieur Jack. Une évolution vers des couleurs plus sombres et des harmonies
plus complexes qui prend le risque de perdre en qualité ce qu’elle gagne en
fraîcheur, sans toutefois se départir de cette démesure qui enivre ou agace,
mais ne laisse pas indifférent. Première bonne surprise dans l’émergence du
Main Titles: rien, absolument rien dans cette réunion de timbres incompatibles
ne se rattache aux travaux de Leonard Rosenman (LE SECRET et LA BATAILLE DE
La planete des singes), Tom Scott (La conquete de la planete des singes)
et Lalo Schifrin (la série dérivée), lesquels se glissaient globalement dans
le même moule, une identité musicale qui s’inscrivait dans l’idée de férocité
aride et de confusion harmonique imposées par Jerry Goldsmith. Epaulé par l’incontournable
Steve Bartek et d’autres orchestrateurs talentueux (Mark McKenzie, David Slonaker),
Mr E. s’approprie le mythe pour l’adapter à ses joutes anticonformistes, son
goût pour le paradoxe et la provocation, son approche viscérale de la musique.
Pas de thématique elfmanesque mais un rythme simple, répétitif, un orchestre
obscur et déséquilibré, une introduction silencieuse qui semble provenir du
néant pour fondre dans le chaos, une opposition entre sonorités primitives et
synthétiseurs flexibles évoquant la distorsion, l’aplanissement du temps et
de l’espace réduit à cette symbolique de la régression, l’inertie du progrès
et la relativité du pouvoir. Profitant à fond de l’effet de surprise enclenché
par cette marche lugubre d’une parfaite froideur, d’une redoutable efficacité,
l’auteur d’Instinct crée habilement le malaise mais se laisse une fois
de plus emporté par son élan, réduisant sensiblement le mystère et le dépaysement
par un surdosage des effets. A vouloir trop en faire tout en restant dans le
cadre d’une expressivité minimale, la construction dramatique s’en trouve altérée,
la puissante alchimie du premier quart d’heure (la magnifique introduction martiale
de Ape Suite #1, les dilatations harmoniques de Deep Space Launch, la secheresse
des cordes de The Hunt) perdant un peu de saveur au fil de la partition, jusqu'à
devenir lassante et vainement systématique. C’est tout le problème d’un compositeur
au talent évident, parfois étincelant, qui semble laisser progressivement de
côté sa poésie morbide pour se confiner dans une rudesse orchestrale aux nuances
pas toujours perceptibles. C’est le problème d’une musique qui ne fait pas dans
la dentelle et ne peut réellement se comprendre qu’avec les images, ce qui nous
oblige à prendre avec des pincettes le délire primitif de Danny Le Rouge dont
le Cd ne peut à lui seul rendre toute l’énergie. De par sa compacité et sa rugosité,
sa musique désarticulée nécessite un minimum de références visuelles pou dépasser
le cadre de l’expérience, et trouver sous la baguette de Pete Anthony un peu
plus de consistance. A la lumière de Rule the Planet, le remix techno qui conclut
l’album, le partenaire de Tim Burton garde le contact avec son époque qui, heureuse
coïncidence, se caractérise par un appauvrissement de la structure musicale
plutôt adaptée au sujet, échouant par la même dans l’élaboration d’un son totalement
inédit, la musique d’un autre monde, cette absence de repères qui fait la force
de La planete des singes, version Jerry Goldsmith. Là où l’ancien bouscule,
Danny se contente de surprendre. Là où le vieux lion agrémente ses couleurs
primitives d’une inventivité fertile, le mauvais garçon de la musique de films
s’embourbe dans une rigidité rythmique à connotation herrmannesque (La mort
aux trousses), le sens du développement en moins, qui nuit à la pérennité
de sa musique, dont les quelques écarts expressifs n’évoquent pas grand-chose
en dehors du film. C’est tout le problème des comparaisons abusives qui finissent
tôt ou tard par s’imposer et embrouiller notre jugement. The Hunt (ou les morceaux
finaux - Preparing For Battle, The Battle Begins, The Return - qui s'offre le
paradoxe de Alighieri Dante: mélange extrême du philosophique avec le scientifique
pour aboutir à une diplomatie évidente) démontre à ce titre que la marge qui
sépare les deux compositeurs ne se mesure pas seulement en années, l’auteur
impertinent des SIMPSONS ne retrouvant à aucun moment l’audace et la précision
de son prédécesseur, sa violence cadencée, ses cris déments (passage insensé
où Charlton Heston, le visage inondé par l’incrédulité, aperçoit un gorille
à cheval) et ses grognements simiesques. C’est dire si la partition de Danny
Elfman est à considérer avec prudence tant que Tim Burton n’a pas révélé, à
tous, sur les écrans français sa vision du monde si Tarzan prenait le pouvoir,
une œuvre à l’uniformité rebutante s’épanouissant dans un film qui sent le feu
et le sang. En attendant d’être définitivement fixé, apprécions la franchise
et la pugnacité d’un compositeur irrévérencieux qui n’hésite pas à ruer dans
les brancards pour imposer sa vision des choses. Un provocateur irrécupérable
qui n’est sans doute pas prêt de s’assagir. Tant mieux pour nous.
Pour ceux qui souhaitent discuter musique avec
nos cousins les primates, terminons par deux nouvelles:
une bonne et une mauvaise. La mauvaise, c’est que vous
risquez de détester La planete des singes. La bonne,
c’est que vous risquez d’adorer La planete des singes.
Parole de singe.
"Le chauffeur est descendu. Il me tourne le dos. Il m’est à moitié
caché par de hautes herbes qui me séparent de la voiture. Il tire la portière
pour faire descendre le passager. Je ne m’étais pas trompé, c’est un officier;
au moins un commandant; je vois briller de nombreux galons. Il a sauté à terre.
Il fait quelques pas vers nous, sort des herbes et m’apparaît enfin en pleine
lumière. Nova pousse un hurlement, m’arrache son fils et court se réfugier avec
lui dans la chaloupe, tandis que je reste cloué sur place, incapable de faire
un geste ni de proférer une parole. C’est un gorille !". Extrait du livre La
planete des singes de Pierre Boulle.